Le festin de ma femme et de ma belle-mère pendant que je dînais des restes

— Tu rentres déjà ? s’étonne Camille sans lever les yeux de son assiette, alors que je pose mon sac à outils dans l’entrée. Je sens la fatigue me traverser, jusque dans mes os. Il est 21h passées, j’ai passé la journée à courir d’un appartement à l’autre, à réparer une fuite ici, à changer une serrure là-bas.

Sur la table, un rôti doré trône au milieu de pommes de terre fondantes et de haricots verts frais. Ma belle-mère, Françoise, découpe une tranche généreuse pour Camille. Je m’approche timidement, espérant qu’il reste une place pour moi. Mais il n’y a que deux assiettes dressées.

— Il y a des restes dans le frigo, me lance Françoise d’un ton sec. Tu sais bien que tu rentres toujours trop tard pour manger chaud avec nous.

Je reste figé. Mon ventre gargouille. Je me dirige vers le frigo, où je trouve un tupperware contenant les pâtes de la veille, collées et froides. Je m’assois seul au bout de la table, face à leur complicité. Elles rient d’une anecdote sur la voisine du dessus. Je me sens invisible.

Je repense à ce matin, quand j’ai quitté l’appartement avant l’aube. Camille dormait encore. J’avais laissé un mot sur la table : « Bonne journée, je t’aime. » Je ne sais même pas si elle l’a lu.

— Tu pourrais faire moins de bruit avec ta fourchette ? s’agace Françoise. On n’entend plus rien du film.

Je baisse les yeux. J’avale mes pâtes sans goût, en silence. Mon esprit s’emballe : comment en sommes-nous arrivés là ?

Il y a deux ans, j’ai quitté mon poste de technicien chez EDF pour rejoindre le projet de mon ami Julien : une start-up de services à domicile. Il m’avait promis monts et merveilles : « On va révolutionner le secteur ! » Mais la réalité est tout autre. Les clients sont exigeants, les journées interminables, et la paie… dérisoire.

Camille n’a jamais caché son scepticisme. « Tu avais un CDI ! » répétait-elle. Mais j’avais besoin de changement, d’un défi. Aujourd’hui, je me demande si j’ai fait le bon choix.

— Tu pourrais au moins débarrasser ta part, murmure Camille sans croiser mon regard.

J’obéis machinalement. Je lave mon assiette pendant qu’elles terminent leur dessert — une tarte aux pommes maison dont il ne reste déjà plus une miette pour moi.

Dans la salle de bains, je m’appuie contre le lavabo. Mon reflet me renvoie l’image d’un homme fatigué, vieilli avant l’heure. Je pense à mon père, ouvrier toute sa vie, qui disait toujours : « Le respect, ça se gagne à la sueur de son front. » Mais ici, ma sueur ne vaut rien.

Le lendemain matin, alors que je m’apprête à partir, Camille me lance :

— Tu pourrais demander une avance à ton patron ? On a du mal à joindre les deux bouts.

Je ravale ma fierté. Je sais qu’elle a raison — les factures s’accumulent. Mais demander une avance à Julien ? C’est admettre que je n’y arrive pas.

Au travail, je croise Lucien, un collègue qui partage mes galères.

— Chez toi aussi c’est compliqué ? me confie-t-il en allumant une clope devant la camionnette.

Je hoche la tête. On se comprend sans mots : la précarité nous colle à la peau.

Le soir même, rebelote : Camille et Françoise dînent ensemble devant la télé. Cette fois-ci, elles ont commandé des sushis.

— Tu veux un maki ? demande Camille du bout des lèvres.

Mais il n’en reste déjà plus qu’un, écrasé dans le coin du plateau.

Je monte me coucher sans manger. Dans le noir, j’entends leurs rires étouffés depuis le salon. Je me sens étranger dans mon propre foyer.

Les jours passent et se ressemblent. Un soir, alors que je rentre plus tôt que prévu, j’entends Camille au téléphone :

— Il est gentil Paul, mais il manque d’ambition…

Je retiens mon souffle derrière la porte. Mon cœur se serre.

Le week-end suivant, lors d’un déjeuner familial chez mes beaux-parents à Vincennes, le sujet dérape :

— Tu sais Paul, commence Françoise en servant le vin, tu pourrais chercher un vrai travail…

Les regards se tournent vers moi. Je sens la honte monter. J’aimerais crier que je fais de mon mieux, que chaque jour je me bats pour nous offrir une vie décente. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Après le repas, Camille m’évite du regard. Sur le chemin du retour, elle soupire :

— J’en ai marre de cette situation…

Je marche en silence à ses côtés. Les rues sont grises sous la pluie fine de novembre. J’ai envie de tout plaquer — ce boulot ingrat, cette vie où je ne trouve plus ma place.

Mais quelque chose en moi refuse d’abandonner. Peut-être par orgueil. Peut-être par amour.

Ce soir-là, en rentrant chez nous, je prépare un plat simple : une omelette aux herbes du jardin partagé en bas de l’immeuble. J’invite Camille à table.

— Viens manger avec moi…

Elle hésite puis s’assoit en face de moi. Pour la première fois depuis longtemps, nous mangeons ensemble en silence.

Je plonge mon regard dans le sien :

— Est-ce que tu crois encore en nous ? Est-ce que le bonheur se mesure vraiment à ce qu’il y a dans nos assiettes ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?