Mon mari, le radin : Rêver de divorce à Lyon

« Tu as encore acheté du fromage ? Tu sais combien ça coûte, Camille ? »

La voix de François résonne dans la cuisine, sèche, tranchante. Je serre le paquet de comté contre moi, comme si c’était un trésor interdit. Je baisse les yeux, honteuse, alors que mon cœur bat la chamade. Dix ans de mariage, et chaque euro dépensé est un combat. Je me demande comment j’en suis arrivée là.

Quand j’ai rencontré François à la fac de droit à Lyon, il était drôle, brillant, plein de projets. Il m’a séduite par son ambition et sa rigueur. Mais aujourd’hui, cette rigueur est devenue une prison. Il compte tout : les courses, l’électricité, même le nombre de lessives par semaine. « On ne chauffe pas la salle de bains pour rien », répète-t-il en plein hiver, alors que je grelotte sous la douche.

Ma mère, Hélène, me dit souvent : « Tu as tout pour être heureuse, Camille. Une belle maison à la Croix-Rousse, un mari qui travaille dans une grande banque… » Mais elle ne voit pas les tickets de caisse que je dois justifier, les vêtements que je raccommode en cachette pour ne pas avoir à en acheter de nouveaux. Elle ne sait pas que je rêve parfois de partir sans rien, juste avec mon sac et ma dignité.

Un soir de novembre, alors que la pluie martèle les vitres et que la lumière blafarde du salon accentue nos rides précoces, je tente une conversation :

— François, tu crois qu’on pourrait aller au cinéma ce week-end ? Ça fait longtemps…

Il lève les yeux de son ordinateur, agacé :

— Tu sais bien que c’est trop cher. On a Netflix.

Je ravale mes larmes. Même un simple plaisir comme ça est devenu un luxe inaccessible. Je me sens invisible, réduite à une gestionnaire d’économies domestiques.

Le pire, c’est devant les autres. Chez nos amis Paul et Sophie, François joue le mari parfait. Il offre une bouteille de vin — achetée en promo — et rit fort à leurs blagues. Mais dès qu’on rentre à la maison, il me reproche d’avoir trop mangé ou d’avoir laissé une lumière allumée dans le couloir.

Un jour, ma sœur Claire débarque à l’improviste. Elle remarque mon air fatigué, mes mains abîmées par le froid :

— Camille, tu vas bien ? Tu as l’air épuisée.

Je souris faiblement :

— C’est juste le travail…

Mais elle insiste :

— Tu ne veux pas venir passer quelques jours chez moi à Annecy ? Prendre l’air ?

François intervient aussitôt :

— Ce n’est pas le moment de gaspiller de l’essence pour des caprices.

Claire me lance un regard inquiet. Je détourne les yeux. J’ai honte de ma faiblesse.

La nuit suivante, je me tourne et me retourne dans notre lit glacé. Je repense à mes rêves d’adolescente : voyager, écrire un roman, aimer sans compter. Où sont-ils passés ? Je me suis perdue dans les compromis et les petites humiliations quotidiennes.

Un samedi matin, alors que François est parti faire son jogging (il ne veut pas payer un abonnement en salle), je fouille dans une vieille boîte à chaussures sous le lit. J’y trouve des lettres d’amour qu’il m’écrivait au début. « Ma belle Camille », « Je veux te rendre heureuse ». Je pleure en silence. Où est passé cet homme ? Où suis-je passée moi-même ?

Je décide d’en parler à ma mère. Nous nous retrouvons dans un petit café du Vieux Lyon. Elle commande deux chocolats chauds — un luxe que je n’ose plus m’offrir.

— Maman… Je crois que je ne suis plus heureuse avec François.

Elle me regarde longuement :

— Tu sais, ton père aussi était économe… Mais il n’a jamais oublié de me faire rire ou de m’emmener danser.

Je baisse la tête.

— Ce n’est pas juste une question d’argent. C’est… tout le reste. J’ai l’impression d’étouffer.

Elle pose sa main sur la mienne :

— Tu as le droit d’être heureuse, Camille. Même si ça veut dire partir.

Je rentre chez moi bouleversée. François m’attend dans le salon.

— Tu étais où ?

— Avec maman.

Il soupire :

— J’espère que tu n’as rien dépensé inutilement.

Je sens la colère monter en moi. Pour la première fois depuis des années, je ne me tais pas :

— Et si c’était moi qui avais envie d’exister ? D’avoir une vie normale ?

Il me regarde comme si j’étais devenue folle.

— Tu exagères… On a tout ce qu’il faut !

Je ris nerveusement :

— Tout sauf l’essentiel.

Le silence s’installe entre nous comme un mur infranchissable.

Les jours passent et je commence à mettre de côté quelques économies — des billets glissés dans un vieux livre de poche. Je parle plus souvent à Claire au téléphone. Elle me dit : « Tu n’es pas seule. » Mais j’ai peur. Peur du vide après tant d’années à vivre pour quelqu’un d’autre.

Un soir, alors que François vérifie encore une fois nos relevés bancaires, je prends mon courage à deux mains :

— François… Je veux divorcer.

Il blêmit.

— Pour quoi ? Pour des bêtises matérielles ?

Je secoue la tête :

— Non. Pour moi. Parce que j’ai oublié qui j’étais.

Il claque la porte et disparaît dans la nuit lyonnaise. Moi, je reste là, tremblante mais étrangement soulagée.

Aujourd’hui encore, j’ai peur du lendemain. Mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression de respirer.

Est-ce qu’on a le droit de tout quitter pour se retrouver soi-même ? Est-ce égoïste de choisir sa propre liberté plutôt que le confort apparent ? Qu’en pensez-vous ?