La honte de Sophie : entre amour filial et fierté blessée
— Tu ne comprends pas, maman. C’est… embarrassant, parfois.
La voix de Sophie tremble, mais elle ne me regarde pas. Nous sommes assises dans la cuisine exiguë de mon appartement HLM à Nanterre. Le carrelage froid sous mes pieds nus, la lumière blafarde du plafonnier, tout semble accentuer la distance entre nous. Je serre ma tasse de thé, les jointures blanchies par l’effort.
— Embarrassant ? Je répète, incrédule. Tu as honte de moi ?
Elle soupire, détourne les yeux vers la fenêtre où la pluie ruisselle sur les vitres sales. Je sens une boule se former dans ma gorge. J’ai élevé Sophie seule, depuis que son père nous a quittées pour une autre vie, plus brillante, plus facile. J’ai tout donné pour qu’elle ne manque de rien : mes soirées, mes économies, mes rêves. Et aujourd’hui, elle me dit qu’elle a honte.
— Ce n’est pas toi… C’est la situation. Tu sais bien que chez les Lefèvre, tout est différent. Ils ont une maison à Neuilly, ils partent au ski chaque hiver…
Je l’interromps, la voix cassée :
— Et moi, je suis la mère qui compte ses centimes à la caisse du Franprix. C’est ça ?
Sophie baisse la tête. Je vois ses mains trembler sur son téléphone dernier cri. Elle a vingt-sept ans, un bon poste dans une agence de communication, un fiancé issu d’une famille où l’argent coule à flots. Et moi, je suis Madeleine, soixante-trois ans, retraitée de l’Éducation nationale avec une pension qui ne suffit même pas à payer le chauffage tout l’hiver.
Je me souviens de ce Noël chez les Lefèvre. Leur salon immense, le sapin décoré par une décoratrice professionnelle, les cadeaux empilés jusqu’au plafond. J’avais apporté une boîte de chocolats achetée en promotion. Madame Lefèvre m’avait remerciée d’un sourire poli avant de l’oublier sur le buffet. Sophie n’avait pas croisé mon regard de toute la soirée.
— Tu sais, maman… J’aimerais t’aider plus. Mais avec le mariage qui approche…
Je sens la colère monter.
— Ce n’est pas ton aide que je veux ! Je veux juste que tu sois fière de moi. Que tu te souviennes d’où tu viens.
Un silence lourd s’installe. J’entends le voisin du dessus marcher bruyamment. Sophie pianote nerveusement sur son téléphone.
— Les gens jugent, maman. Ils ne comprennent pas…
— Et toi ? Tu comprends ?
Elle ne répond pas. Je me lève brusquement et vais vers la fenêtre. La pluie a cessé mais le ciel reste gris. Je repense à toutes ces années où j’ai refusé des sorties pour lui acheter des livres scolaires, où j’ai cousu ses vêtements pour qu’elle ait l’air « comme les autres » à l’école.
Je me retourne vers elle :
— Tu crois que j’ai choisi cette vie ? Tu crois que ça me plaît d’être celle qu’on regarde de travers ?
Sophie se lève à son tour, les yeux brillants.
— Non… Mais parfois j’aimerais juste que tout soit plus simple.
Je ris jaune.
— Simple ? Pour qui ? Pour ceux qui n’ont jamais eu à compter ?
Elle s’approche timidement.
— Je t’aime, maman… Mais c’est compliqué.
Je sens mes jambes fléchir. Je m’assois lourdement sur la chaise en bois bancale héritée de ma mère. Je repense à mon enfance en Auvergne, aux mains calleuses de mon père ouvrier, à la fierté d’avoir été la première à passer le bac dans la famille.
— Tu sais ce qui est compliqué ? C’est d’aimer quelqu’un qui a honte de vous.
Sophie éclate en sanglots. Je voudrais la prendre dans mes bras mais je reste figée. Un gouffre s’est creusé entre nous.
Le lendemain, elle m’envoie un message : « Pardon pour hier. Je t’aime fort. » Mais rien n’efface ce qu’elle a dit.
Les jours passent. Je croise Madame Lefèvre au marché.
— Vous viendrez au brunch dimanche ?
Je souris poliment mais décline l’invitation. Je n’ai pas envie d’être « la pauvre » du tableau familial.
Le mariage approche. Sophie insiste pour que je porte une robe neuve. Elle propose même de me l’acheter.
— Non merci, je me débrouillerai.
J’emprunte une machine à coudre à ma voisine Fatima et je confectionne une robe simple dans un tissu bleu nuit trouvé chez Tissus Reine en solde. Le jour J, je me tiens droite malgré les regards curieux des invités huppés.
Pendant le repas, j’entends des chuchotements :
— C’est la mère de Sophie ?
— Elle a l’air gentille… mais un peu simplette, non ?
Je serre les dents et souris à ma fille qui détourne les yeux.
Au moment du discours, Sophie prend le micro :
— Je voudrais remercier ma mère… Sans elle, je ne serais pas là aujourd’hui.
Sa voix tremble mais elle ne me regarde toujours pas dans les yeux.
Après la fête, je rentre seule en RER B avec ma robe froissée et mes chaussures usées. Dans le wagon vide, je laisse couler mes larmes.
Chez moi, j’ouvre un vieux cahier où j’avais noté tous les sacrifices faits pour elle : les heures supplémentaires au collège Paul-Éluard, les nuits blanches à corriger des copies pour arrondir les fins de mois…
Je me demande : qu’est-ce qui compte vraiment ? L’amour d’une mère suffit-il quand la société vous juge sur ce que vous possédez ? Peut-on être fier de soi quand ceux qu’on aime ont honte de nous ?
Et vous… avez-vous déjà ressenti cette honte silencieuse dans votre famille ? Comment avez-vous trouvé la force de rester digne face au regard des autres ?