« Viens avec les enfants, mais n’oublie pas ton portefeuille » – Un été de secrets dans le jardin familial

« Anne, tu viens dimanche ? Mais n’oublie pas ton portefeuille cette fois… » La voix de ma mère, sèche, résonne encore dans mon oreille alors que je gare la voiture devant la vieille maison de mes parents, à Tours. Mes deux enfants dorment à l’arrière, bercés par la route et inconscients du poids qui m’écrase la poitrine. Je serre le volant, la colère et la honte se disputant ma gorge. Pourquoi faut-il toujours que tout tourne autour de l’argent ?

Le portail grince. Je pousse la grille, le jardin sent la lavande et la terre mouillée. Mon père, Paul, est assis sous le vieux cerisier, un chapeau de paille enfoncé sur la tête. Il ne se lève plus pour m’accueillir. Sa main tremble sur le manche de sa canne. « Tu es là, Anne ? » Sa voix est faible, mais ses yeux cherchent les enfants. Je dépose un baiser sur sa joue parcheminée.

Ma mère, Françoise, sort de la cuisine, essuie ses mains sur son tablier. « Les enfants ont grandi… Tu as pensé à prendre des gâteaux ? Et… tu as pu retirer un peu d’argent pour nous aider avec les courses ? » Elle ne me regarde pas vraiment. Je sens la vieille blessure se rouvrir : l’impression d’être une tirelire ambulante, jamais une fille attendue pour elle-même.

Les enfants courent déjà vers le potager. Je les entends rire près des framboisiers. Je voudrais les rejoindre, oublier tout ça. Mais ma mère me retient par le bras.

— Tu sais, ton père fatigue beaucoup. Le jardin, c’est trop pour nous maintenant…
— Je sais, maman. Mais je fais ce que je peux… Avec mon travail, les enfants…
— Oui, oui… Mais tu pourrais venir plus souvent. Ou payer quelqu’un pour nous aider.

Toujours cette même rengaine. Je sens la colère monter.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu sais combien coûte la vie à Paris ?

Elle soupire, détourne les yeux vers le massif de pivoines.

— Nous aussi, on a eu des difficultés. Mais on ne s’est jamais plaints.

Un silence lourd s’installe. Mon père tousse doucement.

— Anne… Tu te souviens quand tu étais petite ? On passait des heures ici à planter des tomates…

Sa voix tremble. Je me souviens de ses mains fortes qui guidaient les miennes dans la terre noire. Aujourd’hui ses doigts sont noueux, fatigués.

— Papa…

Il me regarde avec une tristesse immense.

— J’ai peur que tout ça disparaisse quand on ne sera plus là.

Je sens les larmes monter. Je voudrais lui promettre que je garderai le jardin vivant, mais je sais que c’est un mensonge. Je n’ai ni le temps ni la force.

Le déjeuner est tendu. Ma mère compte les parts de tarte aux pommes comme si chaque bouchée coûtait trop cher. Les enfants chuchotent, sentent l’électricité dans l’air.

Après le repas, ma mère me prend à part dans la véranda.

— Anne… On a besoin de toi. Pas seulement pour l’argent. Mais tu comprends… On ne peut plus tout faire seuls. Et ton frère ? Il ne vient jamais.

Je serre les dents. Mon frère, Julien, s’est éloigné depuis des années. Il vit à Lyon, ne donne presque plus de nouvelles.

— Tu pourrais lui demander de participer un peu ?
— Il ne répond même pas à mes messages…

Ma mère soupire encore.

— C’est toujours toi qui dois tout porter…

Je sens la colère exploser.

— Mais tu ne vois pas que j’étouffe ? Que je fais déjà tout ce que je peux ? Pourquoi c’est toujours moi qui dois réparer ce que Julien casse ?

Elle me regarde enfin droit dans les yeux.

— Parce que tu es là. Parce que tu es forte.

Je voudrais hurler que je ne suis pas forte du tout. Que je suis fatiguée, seule avec deux enfants et un mari absent qui travaille trop.

Le soir tombe sur le jardin. Les enfants ramassent des escargots sous les hortensias. Mon père s’endort dans son fauteuil. Ma mère arrose les rosiers en silence.

Je m’assieds sur le banc près du vieux puits et laisse couler mes larmes dans l’ombre grandissante.

Plus tard, alors que je prépare les enfants pour repartir, ma mère glisse une enveloppe dans ma main.

— Pour t’aider un peu…

Je refuse d’abord, puis je cède devant son insistance. L’argent brûle dans ma poche tout le trajet du retour.

Cette nuit-là, je rêve du jardin envahi par les ronces, des voix de mes parents qui s’éteignent peu à peu sous le poids des non-dits et des regrets.

Pourquoi est-ce si difficile d’être simplement une famille ? Pourquoi l’amour se mesure-t-il toujours en billets et en sacrifices silencieux ? Est-ce qu’un jour on saura se dire ce qu’on ressent vraiment ?