Un jour, tout a basculé : Mon mari, ma prison, mon amour

— Tu peux m’aider ? J’ai froid, murmure Étienne, sa voix à peine audible, brisée par la douleur et la fatigue. Je serre la couverture autour de ses épaules, mes mains tremblent. Il est 6h du matin, la lumière grise de l’hiver filtre à peine par la fenêtre de notre pavillon de banlieue lyonnaise. Je n’ai pas dormi plus de deux heures cette nuit, comme toutes les autres depuis ce jour où tout a basculé.

C’était il y a six mois. Étienne, mon mari depuis vingt-deux ans, est sorti dans le jardin pour ramasser le courrier. J’ai entendu un cri, un bruit sourd. Je me suis précipitée dehors, et je l’ai trouvé allongé sur le gravier, incapable de bouger. Son regard cherchait le mien, affolé. L’ambulance, les pompiers, l’hôpital, les médecins qui parlent trop vite… « Accident vasculaire cérébral massif », ont-ils dit. Depuis, il ne marche plus, il ne parle presque plus. Il dépend de moi pour tout.

Au début, j’ai cru que j’allais tenir. Par amour, par devoir. Mais très vite, la réalité m’a rattrapée. Les couches à changer, les médicaments à donner, les rendez-vous médicaux, la kiné qui vient deux fois par semaine, les aides-soignantes qui ne restent jamais longtemps. Et puis, il y a les regards de pitié des voisins, les amis qui ne viennent plus, la famille qui s’éloigne. Ma sœur Claire m’appelle parfois :

— Tu veux que je passe ce week-end ?
— Non, ça ira, je gère, je mens.

Je mens tout le temps. À elle, à mes enfants, à moi-même. Je dis que ça va, que je suis forte. Mais la vérité, c’est que je m’effondre. Le soir, quand Étienne s’endort, je m’assois dans la cuisine, je pleure en silence. Je pense à la femme que j’étais, à la vie que nous avions. Les vacances en Bretagne, les balades en forêt, les fous rires. Aujourd’hui, tout est devenu gris, lourd, étouffant.

Parfois, je lui en veux. Je sais que ce n’est pas sa faute, mais je lui en veux d’avoir brisé notre vie. Je lui en veux de me voler ma liberté, mes rêves. Et puis, la seconde d’après, je me déteste de penser ça. Je me sens monstrueuse. Comment peut-on en vouloir à l’homme qu’on aime, à celui qui souffre mille fois plus que moi ?

— Tu es fatiguée, souffle-t-il un soir, devinant mes larmes.
Je détourne les yeux. Je ne veux pas qu’il voie ma faiblesse. Il me regarde avec une tendresse infinie, celle d’avant, celle qui me manque tant.

Nos enfants, Camille et Lucas, sont grands maintenant. Ils vivent à Paris, ils travaillent, ils ont leur vie. Ils appellent, ils promettent de venir plus souvent, mais je sens leur malaise, leur impuissance. Ils ne veulent pas voir leur père comme ça, ni leur mère sombrer.

Un jour, Lucas m’a dit :
— Maman, tu devrais penser à une maison spécialisée…
J’ai hurlé. Comment pouvait-il oser ? Abandonner Étienne ? Jamais ! Mais au fond de moi, une petite voix me murmure que ce serait peut-être mieux. Pour lui. Pour moi. Pour nous tous.

Mais je n’y arrive pas. Je suis prisonnière de mon amour, de ma culpabilité. Je me bats chaque jour contre l’envie de tout lâcher, de partir loin, de redevenir moi. Et chaque matin, je me lève, je prépare ses médicaments, je l’aide à s’habiller, je souris pour lui donner du courage.

La nuit, je rêve que tout redevient comme avant. Que je retrouve Étienne, debout, souriant, me prenant dans ses bras. Mais au réveil, la réalité me frappe comme une gifle. Il est là, fragile, dépendant, et moi je suis là aussi, épuisée, mais debout.

Hier, j’ai croisé la voisine, Madame Lefèvre. Elle m’a dit :
— Vous êtes courageuse, Hélène. Je ne sais pas comment vous faites.
Je n’ai pas répondu. Ce n’est pas du courage, c’est de l’amour, c’est de la peur, c’est de la honte aussi. Honte de ne pas être à la hauteur, honte de rêver parfois d’une autre vie.

Aujourd’hui, je regarde Étienne dormir dans son fauteuil. Son visage est paisible. Je me demande s’il pense à avant, lui aussi. S’il m’en veut de ne pas être plus patiente, plus douce. S’il sent que je m’éloigne un peu chaque jour.

Je n’ai plus de vie à moi. Je ne sors presque plus. Les courses se font en ligne, les amis sont devenus des souvenirs. Parfois, je me surprends à envier les femmes qui se plaignent de leur mari qui laisse traîner ses chaussettes ou oublie de sortir les poubelles. Moi, je donnerais tout pour retrouver ces petits tracas ordinaires.

Mais il y a aussi des moments de grâce. Un sourire d’Étienne, une main serrée dans la mienne, un regard complice. Ces instants me rappellent pourquoi je reste, pourquoi je me bats. Parce que malgré tout, il est encore là. Parce que je l’aime. Parce que je n’ai pas le droit d’abandonner.

Mais jusqu’à quand tiendrai-je ? Jusqu’où peut-on s’oublier par amour ? Est-ce que d’autres vivent la même chose que moi ?