Un anniversaire inoubliable : le prix d’un rêve de mère
« Tu ne penses donc jamais à nous, maman ? » La voix de Paul résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Il est debout dans la cuisine, les bras croisés, le visage fermé. Claire, ma belle-fille, détourne les yeux, triturant nerveusement la anse de sa tasse. Je viens d’annoncer que j’allais utiliser mes économies pour organiser une grande fête pour mes soixante-dix ans. Un rêve que je caresse depuis des années, depuis la mort de mon mari Henri. Je voulais une soirée où la maison résonnerait de rires, où mes petits-enfants courraient entre les jambes des invités, où je pourrais, pour une fois, être au centre de l’attention.
Mais Paul et Claire avaient d’autres projets pour cet argent. Ils espéraient un coup de pouce pour acheter un appartement plus grand à Lyon. « Tu sais très bien qu’on a du mal à joindre les deux bouts », insiste Paul, la voix tremblante d’émotion contenue. « On pensait que tu pourrais nous aider… »
Je me sens coupable, égoïste même. Mais en même temps, une petite voix en moi crie que j’ai le droit, moi aussi, à un moment de bonheur. Toute ma vie, je me suis sacrifiée pour eux. J’ai travaillé dur à la mairie de Villeurbanne, j’ai économisé sou après sou. Quand Henri est tombé malade, j’ai tout donné pour qu’il parte sans souffrir. Et maintenant que je veux m’offrir une soirée, une seule soirée, je devrais encore m’effacer ?
La dispute éclate. Les mots dépassent la pensée. « Tu ne penses qu’à toi ! » crie Paul. Claire murmure : « On aurait pu faire une petite fête… juste en famille… » Je sens la colère monter en moi. « Et moi ? Qui a pensé à moi toutes ces années ? »
Le lendemain matin, la maison est silencieuse. Paul et Claire sont partis sans un mot. Je reste seule avec mes doutes et ma tristesse. J’appelle ma sœur Lucie à Marseille. Elle me dit : « Tu as bien fait, Marie. Il faut penser à toi aussi. » Mais sa voix sonne creux dans le combiné.
Les jours passent. J’organise la fête malgré tout. J’appelle le traiteur du quartier, je réserve la salle des fêtes municipale, j’envoie des invitations à mes amis d’enfance, aux voisins, à quelques collègues retraités. Mais chaque fois que je croise le regard de Paul ou de Claire – quand ils daignent répondre à mes messages – je sens une distance glaciale s’installer.
Le soir venu, la salle est décorée de guirlandes dorées et de bouquets de pivoines – mes fleurs préférées. Les invités arrivent peu à peu : Monique et Gérard du club de pétanque, Madame Dupuis du troisième étage, même le vieux monsieur Leclerc qui n’entend plus rien mais qui sourit à tout le monde. Mais Paul et Claire ne sont pas là. Mes petits-enfants non plus.
Je fais bonne figure. Je ris aux blagues de Gérard, je trinque avec Monique, je danse même un slow maladroit avec Monsieur Leclerc. Mais au fond de moi, un vide grandit à chaque minute qui passe.
Vers minuit, alors que les invités commencent à partir, je m’assois seule à une table. Les chaises vides autour de moi me rappellent cruellement l’absence de ceux que j’aime le plus. Je relis le message que Paul m’a envoyé plus tôt : « Bonne fête maman. On espère que tu t’amuses bien. » Pas un mot de plus.
Je rentre chez moi sous la pluie fine de mars. J’enlève mes chaussures dans l’entrée sombre et je m’effondre sur le canapé. Je repense à tous ces sacrifices faits pour ma famille – les vacances annulées, les vêtements rapiécés, les heures supplémentaires… Tout ça pour finir seule le soir de mon anniversaire.
Le lendemain matin, Claire m’appelle enfin. Sa voix est froide : « Paul est très déçu… Il pense que tu ne nous fais pas confiance… » Je tente d’expliquer mon besoin d’exister en dehors d’eux, mais elle ne veut rien entendre.
Les semaines passent et le fossé se creuse. Les repas du dimanche deviennent rares ; les appels se font brefs et formels. Je vois moins souvent mes petits-enfants – ils sont « trop occupés avec l’école ». Je me demande si j’ai commis une erreur irréparable.
Un soir d’avril, Lucie vient me rendre visite. Nous buvons du thé dans la cuisine baignée de lumière dorée. Elle me prend la main : « Marie, tu as vécu pour eux toute ta vie… Tu as le droit d’exister aussi pour toi-même. »
Mais pourquoi ce droit coûte-t-il si cher ? Pourquoi faut-il choisir entre son bonheur et celui des siens ?
Je regarde les photos de la fête sur mon téléphone – des sourires sincères mais incomplets – et je me demande : est-ce que ça valait vraiment la peine ? Est-ce qu’un rêve personnel mérite qu’on sacrifie la paix familiale ? Ou bien faut-il toujours s’oublier pour ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?