Trop Gentille, Trop Brisée : L’histoire de Camille et ses Amis

« Tu ne peux pas toujours dire oui, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, alors que je range les assiettes du dîner. Je serre la mâchoire, les mains tremblantes. « Mais maman, c’est normal d’aider les autres… » Elle soupire, lasse. « Pas quand tu t’oublies toi-même. »

C’est ainsi que tout a commencé. J’avais vingt-cinq ans, un master de lettres en poche, et un cercle d’amis soudé : Élodie, la solaire, Thomas, le discret, Sarah, l’éternelle optimiste, Mehdi, le blagueur au grand cœur, et Lucie, la confidente. Nous étions six à vouloir rendre le monde meilleur, à coups de petits gestes et de grandes promesses.

Notre quartier du 11e arrondissement de Paris était notre terrain de jeu. On organisait des maraudes pour les sans-abri, on aidait les voisins âgés à porter leurs courses, on gardait les enfants des familles monoparentales. On se sentait utiles, vivants. Mais très vite, la frontière entre générosité et sacrifice s’est effacée.

Un soir d’hiver, Élodie débarque chez moi en larmes. « Camille, je n’en peux plus… J’ai encore dit oui à remplacer une collègue malade, et maintenant mon chef me demande de rester tard tous les soirs. » Je la serre dans mes bras. « Tu veux que je t’aide à préparer tes dossiers ? » Elle hoche la tête. Je passe la nuit sur son ordinateur, oubliant mon propre rapport à rendre.

Les semaines passent et chacun de nous s’épuise à force de vouloir sauver tout le monde. Thomas ne dort plus : il répond à toutes les sollicitations de ses collègues au lycée où il enseigne. Sarah a vidé son compte en banque pour aider une amie à payer son loyer. Mehdi s’est fâché avec sa famille parce qu’il préfère passer ses week-ends à distribuer des repas plutôt qu’à voir ses parents. Lucie a mis sa vie amoureuse entre parenthèses pour soutenir une cousine dépressive.

Un samedi matin, on se retrouve tous au café du coin. Les visages sont tirés, les voix basses. « On fait tout ça pour quoi ? » demande Mehdi en fixant son café. Silence. Je sens une boule dans ma gorge. « Pour être aimés ? Pour se sentir utiles ? » souffle Lucie.

La tension monte. Sarah éclate : « Mais on n’est pas heureux ! On donne tout et on n’a plus rien pour nous ! »

Je me lève brusquement. « On ne peut pas arrêter d’être gentils… C’est ce qui nous définit ! »

Élodie me regarde droit dans les yeux : « Non Camille. Ce qui nous définit, c’est qu’on ne sait pas dire non. Et ça nous détruit. »

Ce jour-là, quelque chose se brise en moi. Je rentre chez moi, épuisée. Ma mère m’attend dans le salon. « Tu as l’air vidée », dit-elle doucement.

Je fonds en larmes. « J’ai voulu trop bien faire… J’ai perdu pied. »

Elle me prend la main : « La gentillesse n’a de valeur que si elle ne te coûte pas ton bonheur. »

Les jours suivants sont difficiles. Je tente de poser des limites : refuser un service à un collègue, dire non à une amie qui veut que je garde son fils un soir où j’ai besoin de repos. La culpabilité me ronge.

Au fil des mois, chacun de nous tente de retrouver un équilibre fragile. Thomas consulte un psy pour apprendre à s’affirmer. Sarah accepte enfin de demander de l’aide à son tour. Mehdi répare peu à peu sa relation avec ses parents. Lucie s’autorise à sortir avec un garçon rencontré sur une appli.

Mais tout n’est pas réglé pour autant. Un soir d’été, on se retrouve sur les quais de Seine pour fêter l’anniversaire d’Élodie. L’ambiance est légère, mais une tension sourde demeure.

« Vous croyez qu’on peut vraiment changer ? » demande Sarah en regardant la Seine couler lentement.

Je prends une grande inspiration : « Peut-être qu’on ne changera jamais complètement… Mais on peut apprendre à se protéger un peu plus. À penser à nous aussi. »

Mehdi sourit tristement : « C’est dur d’être égoïste quand on a été élevé pour faire passer les autres avant soi… »

Élodie pose sa tête sur mon épaule : « Mais si on ne prend pas soin de nous, qui le fera ? »

Je repense à toutes ces fois où j’ai dit oui alors que je voulais hurler non. À toutes ces nuits blanches passées à aider les autres alors que je sombrais moi-même.

Aujourd’hui encore, je lutte avec cette part de moi qui veut plaire à tout prix, qui a peur de décevoir. Mais j’apprends doucement que la vraie gentillesse commence par soi-même.

Et vous… Est-ce qu’il vous est déjà arrivé d’être trop gentil au point de vous perdre ? Jusqu’où faut-il aller pour aider les autres sans s’oublier soi-même ?