Trois mois sans maman : le silence qui déchire

— Tu comptes vraiment l’ignorer encore longtemps ?

La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, cherchant un peu de chaleur dans ce matin de novembre où la pluie tambourine contre les vitres. Trois mois. Trois mois sans un message, sans un appel, sans même un regard vers cette femme qui m’a donné la vie et tant de blessures.

— Camille, tu ne peux pas continuer comme ça. C’est ta mère, après tout.

Je ferme les yeux. Les souvenirs affluent, douloureux et acides. Les cris dans la maison de mon enfance à Nantes, les reproches constants, les silences glacés après chaque dispute. Maman n’a jamais su aimer autrement qu’en contrôlant, en exigeant, en jugeant. Même adulte, même mariée, je restais sa petite fille à corriger, à façonner selon ses désirs.

— Tu sais très bien pourquoi j’ai coupé les ponts, Julien.

Il soupire, s’approche et pose une main sur mon épaule. Je sens son hésitation, sa fatigue aussi. Depuis que j’ai bloqué maman sur tous les réseaux, il porte le poids de mes silences et de mes colères rentrées. Il ne comprend pas vraiment. Chez lui, à Angers, la famille c’est sacré ; on se dispute, mais on se retrouve toujours autour d’un bon repas.

— Elle est seule, Camille. Tu es tout ce qui lui reste.

Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. Tout ce qui lui reste ? Et moi alors ? Qui s’est soucié de moi quand elle m’humiliait devant mes amis parce que j’avais eu 14 au lieu de 16 ? Qui m’a consolée quand elle a vidé mon compte épargne pour payer ses dettes de jeu ?

Je n’ai pas coupé les ponts par caprice. J’ai mis des années à comprendre que l’amour maternel pouvait être toxique. Que parfois, il fallait s’éloigner pour survivre.

— Je continue à payer son loyer et ses courses. Je ne l’ai pas laissée tomber complètement.

Julien secoue la tête.

— Ce n’est pas pareil. Elle a besoin de toi…

Je ris jaune.

— Elle a surtout besoin de contrôle. Elle m’a appelée vingt fois en une nuit parce que je n’avais pas répondu à son SMS dans l’heure !

Le silence s’installe. Je sens que Julien voudrait dire autre chose mais il se retient. Il ne veut pas me blesser davantage.

Le soir venu, je m’effondre sur le canapé, épuisée par cette tension permanente. Je repense à la dernière fois où j’ai vu maman. C’était en août, juste avant que je décide de tout arrêter. Elle avait débarqué chez nous sans prévenir, furieuse que je n’aie pas invité sa sœur pour mon anniversaire. Elle avait hurlé devant Julien et nos voisins, m’accusant d’être une fille ingrate, égoïste, incapable d’aimer sa famille.

J’avais pleuré toute la nuit. Le lendemain, j’ai bloqué son numéro, ses messages Facebook, WhatsApp… tout. J’ai envoyé un dernier mail pour lui dire que je continuerais à subvenir à ses besoins matériels mais que je ne voulais plus aucun contact.

Depuis, chaque jour est une lutte entre soulagement et culpabilité. Je dors mieux, je respire mieux… mais parfois la honte me ronge : suis-je une mauvaise fille ?

Un dimanche matin, alors que je range la chambre d’amis, je tombe sur une vieille boîte à chaussures pleine de lettres d’enfance. Des mots maladroits griffonnés à maman : « Je t’aime », « Pardon d’avoir cassé ton vase », « Merci pour le gâteau ». Je m’effondre en larmes. Où est passée cette tendresse ? Est-ce moi qui ai changé ou elle ?

Julien me trouve ainsi, recroquevillée sur le tapis.

— Camille… tu veux qu’on en parle ?

Je secoue la tête mais il s’assoit près de moi.

— Tu sais… mon père et moi on s’est fâchés pendant deux ans après la mort de maman. J’étais persuadé qu’il ne m’aimait plus… Mais un jour j’ai compris qu’on souffrait tous les deux différemment. Peut-être que ta mère aussi souffre…

Je l’écoute sans répondre. Peut-être qu’il a raison. Peut-être que maman souffre d’être seule, d’avoir perdu son mari trop tôt, d’avoir vu sa fille s’éloigner petit à petit.

Mais comment pardonner sans se trahir soi-même ? Comment renouer sans replonger dans la spirale du contrôle et des reproches ?

Quelques jours plus tard, je reçois une lettre manuscrite dans ma boîte aux lettres. L’écriture tremblante de maman :

« Camille,
Je ne sais plus comment te parler ni comment te demander pardon. Je t’aime malgré tout ce que j’ai pu faire ou dire. Je suis désolée si je t’ai blessée. Je ne veux pas te perdre.
Maman »

Je relis ces mots cent fois. Mon cœur se serre. J’imagine maman seule dans son petit appartement HLM de Nantes, guettant le facteur chaque matin.

Le soir même, Julien me prend la main.

— Tu veux qu’on lui téléphone ensemble ?

Je hoche la tête sans conviction. J’ai peur. Peur d’ouvrir la porte à nouveau et de voir ressurgir les vieux démons.

Mais au fond… est-ce vraiment possible d’effacer sa mère de sa vie ? Peut-on guérir sans affronter ses blessures ?

Je regarde Julien et murmure :

— Est-ce qu’on peut vraiment pardonner sans se perdre soi-même ? Est-ce que couper les ponts c’est se protéger… ou fuir ce qu’on n’ose pas affronter ? Qu’en pensez-vous ?