Treize ans loin de chez moi : le prix d’un rêve brisé
— Tu ne comprends donc pas, Maman ? Je ne veux pas vivre ici, ce n’est pas ma vie !
La voix de mon fils, Paul, résonne encore dans la grande cuisine vide. Je serre la nappe entre mes doigts, le cœur battant trop fort. Treize ans. Treize ans à travailler comme aide-soignante à Genève, à économiser chaque centime, à me priver de tout pour bâtir cette maison sur notre terre natale, à côté du vieux tilleul planté par mon père. J’imaginais nos rires sous le même toit, les petits-enfants courant dans le jardin, la famille enfin réunie. Mais ce soir, il n’y a que le silence et l’odeur du pot-au-feu refroidi.
Je suis née ici, à Saint-Aubin-sur-Loire. La campagne, c’est mon souffle. Après le départ de mon mari — il nous a quittés pour une Parisienne quand Paul avait huit ans — j’ai tout fait pour que mon fils ne manque de rien. J’ai accepté les sacrifices : les nuits blanches, les anniversaires fêtés par téléphone, les Noëls seule dans une chambre de bonne. Je me disais : « Un jour, tu reviendras, tu seras fière. »
Quand Paul a rencontré Camille à la fac de Dijon, j’ai cru que tout allait changer. Ils se sont mariés jeunes, trop jeunes peut-être. Mais j’ai continué à envoyer de l’argent, à payer leurs études, leur premier appartement. Je rêvais qu’ils s’installent ici, que la maison devienne leur foyer.
Le jour où j’ai posé les valises dans le salon encore parfumé au plâtre frais, j’ai cru que le bonheur était enfin là. Paul et Camille sont venus voir la maison. Camille a souri poliment :
— C’est… spacieux. Mais il n’y a même pas de fibre ici ?
Paul a regardé par la fenêtre, mal à l’aise. Je n’ai rien dit. J’ai préparé un clafoutis aux cerises du jardin, comme quand il était petit. Mais ils sont repartis dès le lendemain.
Les semaines ont passé. J’appelais Paul tous les dimanches. Il répondait distraitement :
— On est débordés avec le boulot… On viendra bientôt.
Mais ils ne venaient pas. Les voisins me demandaient :
— Alors, ils s’installent quand ?
Je haussais les épaules, un sourire forcé aux lèvres.
Un soir d’automne, Paul est arrivé seul. Il avait l’air fatigué, plus vieux que son âge.
— Maman… Camille ne veut pas vivre ici. Elle dit qu’elle étouffe à la campagne. Et moi… je ne sais plus.
J’ai senti la colère monter.
— Tu crois que c’était facile pour moi ? Tu crois que j’ai aimé passer treize ans loin de toi ? Tout ça pour quoi ? Pour que tu refuses ce que je t’offre ?
Il a baissé les yeux.
— Je suis désolé…
Les jours suivants, j’ai erré dans la maison vide. Les chambres d’amis sont restées intactes, les draps propres jamais froissés. J’ai essayé d’inviter Paul et Camille pour Noël. Ils ont décliné :
— On va chez les parents de Camille cette année…
J’ai compris alors que mon rêve ne deviendrait jamais réalité.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur le jardin silencieux, j’ai reçu un message de Paul :
« Maman, on attend un bébé. »
Mon cœur s’est serré de joie et de tristesse mêlées. J’ai proposé de venir les aider après la naissance. Camille a répondu sèchement :
— Merci, mais ma mère sera là.
J’ai pleuré toute la nuit.
Au printemps suivant, j’ai croisé Madame Lefèvre au marché.
— Vous avez vu votre petit-fils ?
J’ai menti :
— Oui, il est magnifique.
Mais je n’avais vu qu’une photo floue sur WhatsApp.
Les mois ont passé. La maison est restée vide. J’ai commencé à parler aux murs, à raconter mes journées au vieux tilleul. Parfois je me demande si je n’aurais pas dû rester à Genève, ou même à Paris comme mon ex-mari. Peut-être que Paul aurait été plus heureux loin d’ici.
Un soir d’été, Paul est venu seul. Il avait l’air soucieux.
— Maman… Camille veut divorcer. Elle dit qu’elle n’a jamais voulu cette vie-là.
Je l’ai pris dans mes bras comme quand il était enfant. Nous avons pleuré ensemble.
Aujourd’hui, je vis toujours dans cette grande maison vide. Parfois Paul vient avec son fils, Arthur. Nous faisons des gâteaux ensemble et je lui raconte des histoires du village. Mais je sens bien qu’il ne restera pas.
J’ai sacrifié ma vie pour un rêve qui n’était peut-être que le mien.
Est-ce que j’ai eu tort de croire qu’on pouvait forcer le bonheur ? Est-ce qu’on doit tout donner pour ses enfants au risque de s’oublier soi-même ? Qu’en pensez-vous ?