« Toute la journée tu ne fais rien : L’envers du décor de la maternité »

— Toute la journée tu ne fais rien, Claire. Le bébé dort, il mange… Tu pourrais au moins ranger un peu, non ?

La voix de Thomas résonne encore dans la cuisine, froide comme la pluie qui tambourine sur les vitres de notre appartement à Lyon. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur, un peu de réconfort. Mais il n’y a que le vide, et le silence pesant qui s’installe après ses mots. Je baisse les yeux vers la table encombrée de biberons, de couches et de miettes de pain. Mon fils, Paul, dort dans la chambre voisine. Il a trois mois. Trois mois que je ne dors plus vraiment, que je vis au rythme de ses pleurs, de ses besoins, de ses sourires fugaces qui me donnent juste assez de force pour tenir jusqu’au lendemain.

Je me souviens encore du jour où nous sommes rentrés de la maternité. Thomas était fier, ému. Il disait à tout le monde que j’étais une mère formidable. Mais très vite, les compliments se sont effacés devant les attentes. Il fallait que je sois parfaite : une mère douce, une épouse attentive, une femme organisée. Mais moi, je n’étais plus qu’une ombre, fatiguée, dépassée par l’ampleur de la tâche.

— Tu exagères, Claire. Regarde ta sœur Marion : elle a trois enfants et elle gère tout sans se plaindre.

Je serre les dents. Marion… Toujours citée en exemple. Elle qui poste des photos parfaites sur Instagram, des goûters faits maison et des enfants souriants. Mais personne ne voit ses larmes le soir, ni ses doutes. Moi non plus, je ne montre rien. Je souris devant les autres mamans à la crèche, je dis « ça va » quand on me demande comment je tiens le coup. Mais à l’intérieur, c’est la tempête.

Les journées se ressemblent toutes. Lever difficile après une nuit hachée par les réveils de Paul. Préparer son biberon d’une main, essayer de manger un morceau de pain rassis de l’autre. Les lessives s’accumulent dans la salle de bain ; le linge propre reste en boule sur le canapé. Je n’ai pas pris de douche depuis deux jours. Parfois, je m’assois par terre dans la chambre de Paul et je pleure en silence pour ne pas le réveiller.

Thomas rentre tard du travail. Il embrasse Paul distraitement puis allume la télé. Il ne voit pas mon regard fatigué ni mes mains abîmées par les produits ménagers. Il ne comprend pas pourquoi je n’ai pas préparé un vrai dîner ou pourquoi je n’ai pas envie de parler. Pour lui, être mère c’est naturel ; il pense que je devrais être heureuse, épanouie.

Un soir, alors que Paul hurle sans raison apparente depuis une heure, Thomas explose :

— Franchement Claire, tu ne sais même pas calmer ton propre fils ?

Je sens une colère sourde monter en moi. Je voudrais lui hurler que je fais tout ce que je peux, que je suis à bout, que j’ai besoin d’aide. Mais aucun mot ne sort. Je me contente de bercer Paul contre moi jusqu’à ce qu’il s’endorme enfin.

La nuit suivante, je reste éveillée longtemps après avoir couché Paul. Je pense à ma mère qui me disait : « Tu verras, c’est dur au début mais après on oublie ». Mais comment oublier cette fatigue qui colle à la peau ? Cette solitude immense alors que tout le monde croit que tu vis le plus beau moment de ta vie ?

J’essaie d’en parler à Thomas un matin :

— Tu sais… Je me sens seule parfois. J’ai l’impression que tu ne vois pas tout ce que je fais.

Il soupire :

— Mais enfin Claire, tu dramatises ! Toutes les femmes passent par là.

Je me tais. J’ai compris qu’il ne veut pas entendre ma détresse.

Les semaines passent et mon corps me lâche peu à peu. Je fais des crises d’angoisse quand Paul pleure trop longtemps. Je n’ose pas demander de l’aide à mes amies ; elles semblent toutes gérer mieux que moi. Un jour, au marché, une vieille dame me dit en souriant :

— Profitez-en ma petite ! Ça passe si vite…

Je souris poliment mais j’ai envie de crier : « Profiter ? Comment profiter quand on n’a même plus la force de se regarder dans un miroir ? »

Un matin d’hiver, alors que Thomas est parti travailler et que Paul dort enfin après une nuit blanche, je m’effondre sur le sol de la cuisine. Je pleure toutes les larmes que j’ai retenues depuis des semaines. J’ai peur de sombrer pour de bon.

C’est ce jour-là que j’appelle Camille, ma meilleure amie d’enfance. Elle m’écoute sans juger, sans minimiser ma douleur.

— Tu n’es pas seule Claire… Tu as le droit d’être fatiguée, tu as le droit d’en avoir marre.

Ses mots me font du bien. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens comprise.

Petit à petit, j’ose demander un peu plus d’aide : à Camille pour garder Paul une heure ou deux ; à ma mère pour préparer un repas ; à Thomas pour qu’il prenne le relais le soir. Ce n’est pas facile — il râle souvent — mais j’insiste.

Je commence aussi à écrire ce journal pour ne pas oublier ce que je ressens vraiment derrière les apparences.

Aujourd’hui encore, il y a des jours où tout me semble insurmontable. Mais j’ai compris une chose : il faut briser le silence autour de la maternité et oser dire quand ça ne va pas.

Pourquoi est-ce si difficile d’admettre qu’être mère peut être épuisant ? Pourquoi notre société attend-elle des femmes qu’elles soient parfaites sans jamais faiblir ? Est-ce qu’on finira un jour par écouter vraiment celles qui crient en silence ?