Tout pour nos filles : Avons-nous mérité tant d’ingratitude ?
« Tu exagères, maman. Je n’ai pas le temps, là. » La voix de Camille claque dans le combiné, sèche, indifférente. Je reste un instant sans voix, le téléphone serré contre mon oreille, le cœur battant trop vite. Je voulais simplement lui demander si elle pouvait passer ce week-end, partager un repas, rire un peu comme avant. Mais elle a déjà raccroché. Je reste seule dans la cuisine silencieuse, le regard perdu sur la nappe à carreaux que j’ai repassée ce matin, comme si cela pouvait ramener un peu d’ordre dans ma vie.
Je m’appelle Véronique. J’ai cinquante-neuf ans et j’habite à Tours, dans la même maison depuis vingt-cinq ans. J’ai deux filles : Camille, l’aînée, brillante avocate à Paris, et Lucie, qui vient de s’installer avec son compagnon à Nantes. Leur père, François, est parti il y a dix ans. Un matin, il a fait sa valise sans un mot de plus que « Je ne suis plus heureux ». Depuis, je n’ai jamais vraiment su ce que cela voulait dire.
J’ai élevé mes filles seule. J’ai mis de côté mes rêves de jeunesse — devenir institutrice, voyager en Italie, apprendre la peinture — pour assurer leur avenir. Je travaillais comme secrétaire médicale à l’hôpital Bretonneau. Je faisais les horaires du matin pour être là à la sortie de l’école, je courais les mercredis entre les activités et les devoirs, je préparais des gâteaux pour leurs anniversaires et j’écoutais leurs peines d’adolescentes jusqu’au bout de la nuit.
Mais aujourd’hui, la maison est vide. Les chambres sont rangées, les lits faits depuis des mois. Les photos sur le buffet me regardent avec leurs sourires figés du passé. Je me demande souvent : où est passée cette complicité ? À quel moment suis-je devenue une étrangère pour mes propres enfants ?
Hier soir encore, j’ai tenté d’appeler Lucie. Elle m’a répondu d’une voix distraite : « Désolée maman, on part en week-end avec des amis. On se rappelle bientôt ? » Mais ce « bientôt » ne vient jamais. Je me surprends à attendre le moindre message, le moindre signe d’attention. Parfois je me dis que c’est normal : elles ont leur vie, leurs soucis. Mais au fond de moi, une colère sourde monte. Ai-je trop donné ? Ou pas assez ?
Un dimanche matin, alors que je prépare un gratin dauphinois — le plat préféré de Camille — j’entends frapper à la porte. Mon cœur s’emballe : serait-ce l’une d’elles ? Mais non, c’est ma voisine, Madame Lefèvre, qui vient me rapporter un plat. Elle me regarde avec pitié : « Vous devriez sortir un peu, Véronique. Rejoindre le club de lecture avec nous… » Je souris poliment mais je n’écoute déjà plus.
Le soir même, je décide d’écrire une lettre à mes filles. Pas un mail, non : une vraie lettre manuscrite. J’y mets tout ce que je n’ose pas dire au téléphone : ma solitude, mon besoin d’elles, mon incompréhension face à leur distance. Je relis chaque phrase en tremblant. Vais-je passer pour une mère possessive ? Ou simplement pour une femme qui souffre ?
Quelques jours plus tard, Camille m’appelle enfin :
— Maman… J’ai reçu ta lettre. Tu dramatises un peu, tu sais ? On a tous nos vies…
— Je sais bien que vous êtes occupées… Mais parfois j’ai l’impression de ne plus compter pour vous.
— Ce n’est pas vrai ! Tu sais qu’on t’aime…
— Alors pourquoi ai-je l’impression d’être invisible ?
Un silence gênant s’installe. J’entends des bruits de clavier en fond — elle travaille tout en me parlant.
— On viendra te voir bientôt, promis.
Mais ce « bientôt » reste suspendu dans l’air comme une promesse creuse.
Le temps passe. Les saisons défilent derrière la fenêtre du salon. À Noël, elles viennent enfin toutes les deux — mais avec leurs compagnons respectifs et des cadeaux impersonnels achetés à la hâte. Le repas est ponctué de conversations superficielles sur le travail et les vacances à venir. Personne ne me demande comment je vais vraiment.
Après leur départ, je m’effondre sur le canapé. Je repense à toutes ces années où j’ai cru qu’en donnant tout, je recevrais au moins un peu d’amour en retour. Est-ce cela être mère ? S’oublier jusqu’à disparaître ?
Un soir de janvier, Lucie m’appelle en pleurs : son compagnon l’a quittée. Instinctivement, je prends ma voiture et file à Nantes malgré la nuit et la pluie battante. Je la serre dans mes bras comme lorsqu’elle était petite et qu’elle avait peur du noir.
— Maman… Pourquoi tu fais tout ça pour moi ?
— Parce que tu es ma fille. Parce que je t’aime.
En la raccompagnant chez elle au petit matin, je comprends que mon amour maternel n’a jamais été conditionné par la reconnaissance ou la gratitude. Mais une part de moi continue de souffrir de cette distance qui s’est installée entre nous.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je trop donné ? Ou bien n’avons-nous jamais appris à nous parler vraiment ? Est-ce le lot de toutes les mères françaises de ma génération — sacrifier leur vie pour leurs enfants et finir seules dans une maison trop grande ?
Et vous… Pensez-vous qu’on puisse aimer sans rien attendre en retour ? Ou bien l’ingratitude est-elle le prix à payer pour avoir trop aimé ?