Sous le même toit, mais pas dans le même monde : Ma mère, mon mari et moi
« Alors Camille, il vous reste encore un peu de pain ou vous êtes déjà à la soupe populaire ? »
La voix de ma mère résonne dans le combiné, tranchante comme une lame. Je serre les dents, le regard perdu sur la table de la cuisine où s’étalent les factures. Mon mari, Julien, est parti tôt ce matin pour son poste de caissier au supermarché du coin. Il rentrera tard, épuisé, mais avec ce sourire fatigué qui me fend le cœur. Notre fils, Lucas, est assis sur le tapis du salon, alignant ses petites voitures en silence. Il a huit ans. Il est autiste. Il ne parle pas beaucoup, mais son monde intérieur est immense.
« Maman, tu sais très bien que ce n’est pas facile en ce moment… »
Elle soupire bruyamment à l’autre bout du fil. « Ce n’est jamais facile avec toi, Camille. Tu as toujours eu le chic pour choisir les causes perdues. Julien… franchement, tu ne pouvais pas trouver mieux ? »
Je ravale mes larmes. Je ne veux pas pleurer devant Lucas. Je ne veux pas qu’il sente ma détresse. Mais chaque mot de ma mère est une gifle. Elle vit à Neuilly, dans un appartement lumineux avec vue sur la Seine. Elle ne comprend pas ce que c’est que de compter chaque centime, d’hésiter entre acheter du lait ou des couches.
Julien et moi, on s’est rencontrés à la fac à Lyon. Il était drôle, brillant, passionné de littérature. Mais la vie ne lui a pas fait de cadeaux : son père est mort quand il avait seize ans, sa mère a sombré dans la dépression. Il a dû arrêter ses études pour travailler. Aujourd’hui, il fait tout pour nous offrir une vie digne, mais ça ne suffit jamais aux yeux de ma mère.
« Tu sais maman, Lucas a besoin de moi à plein temps. Je ne peux pas travailler… »
« Tu pourrais trouver une assistante maternelle ! Ou le mettre en institut ! »
Je ferme les yeux. Elle ne comprend rien. Lucas ne supporte pas les changements, les bruits, les inconnus. Les instituts spécialisés sont saturés ou hors de prix. Et puis… je culpabilise déjà assez de ne pas pouvoir lui offrir une vie normale.
Le soir venu, Julien rentre enfin. Il pose un baiser sur mon front et s’accroupit près de Lucas.
« Salut mon champion ! Tu as passé une bonne journée ? »
Lucas ne répond pas mais lui tend une voiture rouge. Julien sourit et s’assoit à côté de lui.
Je prépare le dîner : des pâtes encore une fois. J’entends la voix de ma mère résonner dans ma tête : « Tu mérites mieux que ça, Camille… »
Après le repas, quand Lucas est enfin couché (après une crise parce que son pyjama préféré était au sale), Julien me rejoint sur le canapé.
« Elle t’a encore appelée ? »
Je hoche la tête.
« Elle croit que je suis un raté, hein ? »
Je prends sa main dans la mienne.
« Non… enfin si… mais elle ne sait rien de notre vie. Elle ne sait rien de toi. »
Il détourne les yeux. Je sens sa honte, sa colère rentrée.
« Parfois j’aimerais pouvoir lui prouver qu’elle a tort… Mais je fais ce que je peux, Camille. Je t’aime, tu sais ? »
Je pose ma tête sur son épaule.
« Moi aussi je t’aime. »
Le lendemain matin, je reçois une lettre de relance pour le loyer. Mon cœur s’emballe. Je n’ose pas en parler à Julien. Je sais qu’il se sent déjà coupable de ne pas gagner plus.
À midi, ma mère rappelle.
« Camille, tu devrais venir passer quelques jours ici avec Lucas. Ça vous ferait du bien… Et puis tu pourrais voir comment vivent les gens qui réussissent ! »
Je sens la colère monter.
« Maman, arrête ! Arrête de nous juger ! Tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ? Tu crois que Julien est heureux de se tuer au travail pour trois fois rien ? Tu crois que c’est facile d’élever un enfant comme Lucas sans aucune aide ? »
Un silence gênant s’installe.
« Camille… je voulais juste t’aider… »
Je raccroche sans répondre.
Le soir même, je craque devant Julien. Je pleure toutes les larmes de mon corps.
« Je n’en peux plus… J’ai l’impression d’être nulle… D’être une mauvaise mère… Une mauvaise épouse… »
Il me serre fort contre lui.
« Tu es la femme la plus courageuse que je connaisse. On va s’en sortir. Un jour après l’autre… »
Mais au fond de moi, je doute. Et si ma mère avait raison ? Et si j’avais tout raté ?
Quelques jours plus tard, Lucas fait une crise terrible au supermarché. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses. Une vieille dame murmure : « Ces enfants mal élevés… » Je voudrais hurler que Lucas n’est pas mal élevé, qu’il est juste différent. Mais je n’ai plus la force.
Le soir venu, je reçois un message inattendu de ma sœur, Élodie :
« Maman exagère parfois… Mais tu sais quoi ? Moi je t’admire. Tu tiens bon malgré tout. »
Je souris à travers mes larmes.
La vie continue. Les factures s’accumulent, les sarcasmes maternels aussi. Mais il y a l’amour de Julien, les sourires rares mais précieux de Lucas, et le soutien discret d’Élodie.
Parfois je me demande : pourquoi juge-t-on si facilement ceux qui luttent chaque jour pour garder la tête hors de l’eau ? Pourquoi l’amour d’une mère peut-il faire si mal ? Est-ce qu’un jour elle comprendra ce que nous vivons vraiment ?