Soixante ans de solitude : Quand l’amour frappe à la porte trop tard
« Tu ne trouves pas ça triste, Philippe ? » La voix de ma sœur, Hélène, résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 8h du matin, un dimanche de novembre, et dehors, la pluie martèle les vitres de mon appartement parisien. Je regarde Hélène, assise en face de moi, les bras croisés, le regard inquiet. « Triste ? Quoi donc ? » je réponds, feignant l’indifférence. Mais au fond, je sais très bien ce qu’elle veut dire.
Soixante ans. Je viens d’avoir soixante ans. Pas d’enfants. Jamais marié. Pas même un chien pour me tenir compagnie. Mes amis – Jean, Luc et Bernard – sont restés fidèles au poste, mais leurs vies sont pleines de petits-enfants, de repas de famille et de soucis domestiques. Moi, j’ai mes livres, mes vinyles et mes souvenirs d’étudiant. J’ai toujours fui les attaches, préférant la légèreté des rencontres éphémères à la lourdeur des promesses.
Pourtant, tout a basculé il y a six mois. Un soir d’avril, alors que je feuilletais un roman dans mon café préféré du Marais, elle est entrée. Nathalie. Elle portait un manteau rouge vif et riait avec la serveuse comme si elles étaient amies depuis toujours. Son rire a traversé la pièce et m’a frappé en plein cœur. Je n’ai pas pu m’empêcher de la regarder. Elle a croisé mon regard et m’a souri. Ce sourire…
« Vous lisez Camus ? » m’a-t-elle demandé en s’asseyant à la table voisine.
J’ai bafouillé un « Oui », surpris par sa spontanéité. Nous avons parlé pendant des heures : littérature, cinéma français, souvenirs d’enfance à La Rochelle. Elle avait mon âge, divorcée depuis longtemps, deux grands enfants qui vivaient à Lyon et à Nantes. Elle aussi connaissait la solitude, mais elle ne s’en plaignait pas. Au contraire, elle en riait.
Les semaines suivantes, nous nous sommes revus presque chaque jour. Balades sur les quais de Seine, expositions au Centre Pompidou, dîners improvisés chez elle ou chez moi. J’ai découvert une femme lumineuse, passionnée de peinture et de jazz, qui n’avait pas peur d’aimer ni d’être aimée.
Mais plus notre relation avançait, plus je sentais monter en moi une angoisse sourde. Je n’avais jamais vécu à deux. Je ne savais pas partager mon espace ni mes habitudes. Un soir, alors qu’elle rangeait quelques affaires dans ma salle de bains, j’ai ressenti une panique irrationnelle : et si je n’étais pas capable d’aimer ? Et si j’avais gâché ma vie par peur de souffrir ?
Un soir d’été, alors que nous dînions sur sa terrasse à Montreuil, elle m’a pris la main :
« Philippe… Tu as déjà pensé à vivre avec quelqu’un ? »
J’ai senti mon cœur s’arrêter. J’ai détourné les yeux vers les lumières de la ville.
« Je… Je ne sais pas si j’en suis capable », ai-je murmuré.
Elle a souri tristement : « Tu sais, on n’est jamais vraiment prêt. Mais parfois il faut sauter dans le vide. »
Depuis ce soir-là, un fossé s’est creusé entre nous. J’ai commencé à annuler nos rendez-vous sous prétexte de fatigue ou de travail. Je me suis replié sur moi-même, hanté par le regret et la peur du changement.
Hélène l’a bien vu. D’où sa question ce matin-là.
« Tu ne trouves pas ça triste ? »
Je repense à toutes ces années passées à fuir l’engagement : les femmes que j’ai laissées partir sans un mot d’explication ; les invitations à Noël que j’ai déclinées pour ne pas affronter le regard des familles heureuses ; les nuits blanches à me demander si j’avais fait le bon choix.
Je regarde Hélène et je sens les larmes monter.
« Peut-être que si… Peut-être que j’ai raté quelque chose », avoué-je enfin.
Elle pose sa main sur la mienne : « Il n’est jamais trop tard pour aimer, Philippe. Nathalie t’attend encore ? »
Je hausse les épaules : « Je ne sais pas… Peut-être que oui… Peut-être que non… »
Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains et j’appelle Nathalie. Sa voix est douce mais distante.
« Philippe… Je croyais que tu ne voulais plus me voir », dit-elle simplement.
Je bafouille des excuses maladroites : « J’ai eu peur… Peur de tout gâcher… Peur de ne pas être à la hauteur… »
Un silence. Puis elle souffle : « On peut essayer encore une fois ? »
Je sens mon cœur s’alléger soudainement.
Aujourd’hui, six mois après notre rencontre, je me retrouve face à un choix : continuer à vivre dans ma bulle confortable ou risquer l’inconnu avec Nathalie. J’ai soixante ans et pour la première fois de ma vie, j’ai envie d’essayer.
Est-ce qu’on peut vraiment changer après tant d’années ? Est-il trop tard pour aimer et construire quelque chose à deux ? Qu’en pensez-vous ?