Sans berceau, sans couches : Retour à la maison dans le chaos

— Tu plaisantes, Pierre ? Où sont les couches ? Où est le berceau ?

Ma voix tremble, oscillant entre la colère et la panique. Je viens de franchir le seuil de notre appartement à Lyon, tenant dans mes bras Camille, ma fille de trois jours. L’odeur âcre du linge sale me saisit aussitôt. Des cartons de pizza s’empilent sur la table basse, des vêtements traînent partout. Je sens déjà les larmes me monter aux yeux.

Pierre, mon mari, se frotte les tempes, visiblement épuisé. Il évite mon regard.

— J’ai pas eu le temps, Lucie… Le boulot… Les réunions… Je voulais m’en occuper ce week-end.

Je serre Camille contre moi. Elle gémit doucement, inconsciente du chaos qui l’accueille. Je me sens trahie. Pendant neuf mois, j’ai tout anticipé : la valise pour la maternité, les rendez-vous médicaux, la liste des choses à acheter. J’avais tout noté, tout expliqué à Pierre avant mon départ à l’hôpital.

— Tu te rends compte que je n’ai même pas de quoi la changer ?

Il hausse les épaules, impuissant. Je vois dans ses yeux une fatigue sincère, mais aussi une distance qui me glace. Depuis des mois, il rentre tard, s’absente le week-end pour « avancer sur les dossiers ». Je me suis souvent demandé si c’était vraiment le travail ou s’il fuyait déjà cette nouvelle vie qui nous attendait.

Je pose Camille sur le canapé, improvisant un nid avec une serviette propre trouvée dans un coin. Je fouille dans le sac de maternité : il reste deux couches. Deux. Et la pharmacie ferme dans une heure.

— Je vais y aller, dis-je d’une voix blanche.

Pierre ne proteste pas. Il s’assoit devant la télé et allume distraitement les infos. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire. J’enfile mon manteau, glisse Camille dans l’écharpe de portage et claque la porte derrière moi.

Dans la rue, il fait froid. Les passants me regardent avec curiosité : une jeune mère, les yeux rougis, un bébé contre elle, marchant d’un pas pressé vers la pharmacie du coin. J’ai envie de hurler, de pleurer, de disparaître.

À la pharmacie, la caissière me sourit gentiment.

— Première nuit à la maison ?

Je hoche la tête en silence. Elle comprend tout sans que j’aie besoin d’expliquer. Elle m’aide à choisir des couches, du liniment, quelques bodies taille naissance.

— Courage, madame. Les débuts sont toujours difficiles.

Je rentre chez moi avec mes sacs et un sentiment d’échec cuisant. Pierre n’a pas bougé. Il regarde un match de foot maintenant. Je passe devant lui sans un mot et m’enferme dans la chambre.

Je change Camille sur le lit conjugal défait. Elle me regarde avec ses grands yeux sombres. Je fonds en larmes.

— Je suis désolée, ma chérie…

La nuit tombe sur Lyon. Les bruits de la ville s’estompent peu à peu. Camille s’endort enfin après une longue tétée. Je m’allonge à côté d’elle, incapable de fermer l’œil.

Des souvenirs affluent : nos débuts avec Pierre, nos rires complices, nos rêves partagés autour d’un café place Bellecour. Quand est-ce qu’on s’est perdus ? Est-ce que c’est moi qui ai trop attendu de lui ? Ou lui qui n’a jamais voulu grandir ?

Vers deux heures du matin, Camille se réveille en pleurs. Je me lève en sursaut et croise Pierre dans le couloir.

— Tu veux que je t’aide ? demande-t-il d’une voix lasse.

Je le regarde longuement.

— Tu veux vraiment aider ou tu veux juste te donner bonne conscience ?

Il baisse les yeux. Un silence lourd s’installe entre nous.

— Je suis désolé… Je sais que je ne suis pas à la hauteur…

Je soupire. J’aimerais lui hurler ma détresse mais je n’ai plus la force. Je retourne auprès de Camille et la berce doucement.

Au petit matin, je me sens vidée mais étrangement lucide. Je réalise que je ne peux plus compter sur Pierre comme avant. Que cette maternité me confronte à ma propre solitude mais aussi à une force insoupçonnée en moi.

Quelques jours passent dans ce chaos organisé : je gère tout seule ou presque. Ma mère passe parfois déposer un plat ou prendre Camille une heure pour que je dorme un peu. Pierre s’enferme dans son bureau ou sort « prendre l’air ».

Un soir, alors que Camille dort enfin et que l’appartement est plongé dans le silence, Pierre s’approche timidement.

— On devrait peut-être parler…

Je le fixe longuement avant de répondre.

— Oui, on devrait… Mais est-ce qu’on en a encore envie tous les deux ?

Il ne répond pas tout de suite. Ses yeux brillent d’une tristesse nouvelle.

— J’ai peur de ne pas être le père qu’il faut…

Je sens mes propres peurs remonter à la surface : peur d’être seule pour toujours, peur d’échouer comme mère et comme femme.

— On a le droit d’avoir peur… Mais on n’a pas le droit de fuir.

Il hoche la tête mais je sens que rien n’est réglé. Cette nuit-là, je comprends que notre couple est à un tournant décisif : soit on affronte ensemble cette tempête, soit on se laisse emporter chacun de notre côté.

En regardant Camille dormir paisiblement entre nous deux, je me demande : combien de femmes vivent ce retour à la maison dans la solitude et le silence ? Combien d’hommes se sentent dépassés mais n’osent pas demander de l’aide ? Est-ce qu’on peut vraiment reconstruire quelque chose après tant de non-dits ?