Quand tout s’effondre : le combat de Claire pour ses jumeaux

« Tu ne comprends donc pas, Claire ? Je n’en peux plus. Je ne peux pas vivre comme ça. » Les mots de Julien claquent encore dans ma tête, comme une gifle froide. Il a claqué la porte ce matin-là, laissant derrière lui le silence assourdissant de notre appartement à Lyon, et moi, seule avec nos deux petits garçons de trois ans, Thomas et Adrien.

Tout a commencé quelques mois plus tôt. J’avais remarqué que mes fils ne réagissaient pas comme les autres enfants à la crèche. Ils ne répondaient pas à leur prénom, évitaient le regard, restaient dans leur bulle. J’ai d’abord cru à un simple retard, mais l’inquiétude a grandi. Les rendez-vous médicaux se sont enchaînés : pédiatre, psychologue, orthophoniste… Jusqu’au jour où le diagnostic est tombé : trouble du spectre autistique, pour les deux.

Je me souviens du regard vide de Julien ce soir-là. Il n’a rien dit. Il a serré les poings, puis il est sorti fumer sur le balcon. Depuis ce jour, il s’est éloigné un peu plus chaque soir. Jusqu’à ce matin où il a tout simplement disparu.

Je me suis retrouvée face à l’inconnu. Deux enfants qui ne parlent pas, qui hurlent sans raison apparente, qui refusent de manger certains aliments ou qui se balancent en fixant le mur pendant des heures. Et moi, épuisée, sans famille proche – mes parents sont en Bretagne et ma sœur vit à Toulouse – ni amis assez proches pour comprendre ce que je vivais vraiment.

Les journées sont devenues des marathons. Réveillée à 5h par les cris de Thomas, je devais préparer le petit-déjeuner en évitant les crises d’Adrien qui refusait sa tartine si elle n’était pas coupée en triangles parfaits. Puis il fallait courir à la halte-garderie spécialisée – une chance rare à Lyon – puis enchaîner avec les rendez-vous chez l’orthophoniste ou la psychomotricienne. Je jonglais avec mon travail de secrétaire médicale à mi-temps, priant pour que mes horaires collent avec ceux des prises en charge.

Les regards dans la rue étaient parfois pires que la fatigue. Un jour, au supermarché, Thomas s’est allongé par terre en hurlant parce qu’il n’y avait plus de yaourts à la fraise. Une femme m’a lancé : « Vous ne savez pas éduquer vos enfants ou quoi ? » J’ai eu envie de hurler moi aussi. Mais j’ai juste ramassé Thomas dans mes bras et je suis sortie en pleurant.

Le soir, quand la maison s’endormait enfin, je m’effondrais sur le canapé. Parfois je fixais le téléphone, espérant un message de Julien. Rien. Juste des factures et des convocations à la MDPH pour constituer un dossier d’allocation handicap.

Un soir de novembre, alors que la pluie battait contre les vitres et que je tentais de calmer Adrien en pleine crise, j’ai craqué. J’ai appelé ma mère :
— Maman… Je n’y arrive plus…
Sa voix douce a traversé la distance :
— Ma chérie, tu es forte. Mais tu as le droit de demander de l’aide.

C’est ce que j’ai fait. J’ai contacté une association lyonnaise de parents d’enfants autistes. La première réunion m’a bouleversée : autour de la table, d’autres mères fatiguées mais combatives partageaient leurs astuces, leurs colères et leurs victoires minuscules – un sourire arraché à un enfant mutique, une nuit sans réveil en sursaut.

Peu à peu, j’ai appris à apprivoiser l’autisme de mes fils. J’ai compris qu’il fallait célébrer chaque progrès : quand Thomas a prononcé « maman » pour la première fois à quatre ans et demi, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Quand Adrien a accepté de goûter une nouvelle saveur sans crise, j’ai eu envie d’appeler le monde entier.

Mais tout n’est pas rose. Les démarches administratives sont un labyrinthe : remplir des dossiers pour obtenir une AVS (accompagnant d’élève en situation de handicap) à l’école maternelle, batailler avec l’Éducation nationale pour qu’on accepte mes enfants dans une classe ordinaire avec soutien… Parfois j’ai envie de tout envoyer valser.

Julien n’a jamais vraiment refait surface. Il verse une pension alimentaire minimale et envoie une carte postale aux anniversaires. Les garçons ne demandent plus après lui ; ils vivent dans leur monde à eux.

Un soir d’été, alors que je regardais mes fils jouer ensemble dans le salon – Thomas alignant ses petites voitures en silence, Adrien tournant sur lui-même en riant – j’ai ressenti une fierté immense. Oui, ma vie n’est pas celle que j’avais imaginée. Oui, je suis fatiguée, seule parfois au bord du gouffre. Mais je suis debout.

Je me demande souvent : combien de femmes vivent cela dans le silence ? Combien d’enfants différents sont encore exclus parce que notre société ne sait pas les accueillir ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?