Quand mon fils et sa femme ont envahi mon appartement : chronique d’une mère en exil chez elle

« Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, maman ! » La voix de Camille claque comme un fouet alors que je m’apprêtais à déposer une pile de serviettes propres dans la chambre d’amis, devenue leur chambre. Je m’arrête net, le cœur battant trop fort pour un geste si anodin. Depuis trois semaines, mon appartement de Montrouge n’est plus vraiment chez moi. C’est devenu un terrain miné où chaque pas, chaque mot, chaque soupir peut déclencher une tempête.

Julien, mon fils unique, a perdu son emploi dans une start-up de la Défense. Camille, sa femme, a vu son CDD non renouvelé à la mairie du 14e. Ils n’avaient plus les moyens de payer leur loyer. « C’est temporaire, maman », m’a assuré Julien en posant ses valises dans l’entrée. Mais le temporaire s’étire et s’incruste comme une mauvaise herbe.

Le matin, je me lève plus tôt pour ne pas les croiser dans la cuisine. Je prépare mon café en silence, évitant de faire grincer la porte du placard. J’ai même arrêté d’écouter France Inter à la radio, de peur de réveiller Camille qui dort tard. Parfois, j’ai l’impression d’être une ombre dans mon propre foyer.

Un soir, alors que je rentre des courses, j’entends des éclats de voix derrière la porte :
— Elle est gentille ta mère, mais elle nous étouffe !
— Elle fait ce qu’elle peut…
— J’en peux plus de ses remarques sur la vaisselle ou le linge !

Je reste figée sur le palier, les bras chargés de sacs. Je n’ose plus entrer. Je me sens soudain vieille, encombrante, inutile. Où est passée la complicité que j’avais avec Julien ? Où est passée cette tendresse qui me faisait croire que je serais toujours sa confidente ?

Le lendemain matin, j’ose timidement :
— Vous avez bien dormi ?
Camille lève à peine les yeux de son téléphone.
— Oui, merci.
Julien marmonne quelque chose d’inaudible.

Je me réfugie sur le balcon avec mon café froid. Je regarde les toits gris de Paris et je me demande comment on en est arrivés là. J’ai élevé Julien seule après le départ de son père. On a tout traversé ensemble : les fins de mois difficiles, les chagrins d’adolescence, les concours ratés et les victoires partagées. Et aujourd’hui, il ne me parle presque plus.

Un samedi soir, ma sœur Hélène m’appelle :
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Françoise ! Mets-les dehors !
— Mais ils n’ont nulle part où aller…
— Et toi ? Tu comptes disparaître dans ta propre maison ?

Je raccroche en pleurant. J’ai honte de mes larmes. Je me sens lâche et égoïste à la fois. J’ai toujours voulu être une mère généreuse, accueillante. Mais à quel prix ?

La tension monte d’un cran quand je découvre que Camille a déplacé mes livres pour installer son ordinateur sur la table du salon.
— Tu aurais pu demander avant de tout bouger…
Elle soupire :
— On a besoin d’espace aussi !
Julien intervient :
— Maman, c’est temporaire…
Je sens la colère monter :
— Ça fait un mois que c’est temporaire ! Je ne peux plus vivre comme ça !

Le silence tombe. Camille quitte la pièce en claquant la porte. Julien me regarde avec des yeux fatigués.
— On cherche des solutions… Mais c’est dur pour nous aussi.

Je m’effondre sur le canapé. Pour eux aussi ? Et moi alors ? Qui pense à moi ?

Les jours passent et rien ne change vraiment. Je fais semblant d’être occupée pour éviter les repas partagés. Je sors marcher au parc Montsouris dès que l’atmosphère devient irrespirable. Parfois, je croise des voisins qui me demandent comment va « la petite famille ». Je souris faiblement.

Un soir, alors que je rentre plus tard que d’habitude, je trouve Camille en pleurs dans la cuisine.
— Je suis désolée… Je sais qu’on t’envahit… Mais je n’en peux plus non plus…
Je m’approche doucement et pose ma main sur son épaule.
— On va trouver une solution ensemble.

Ce soir-là, on parle longtemps toutes les deux. Elle me raconte ses angoisses, sa peur de l’avenir, sa honte de dépendre de moi. Je lui avoue ma solitude et mon sentiment d’injustice. Pour la première fois depuis des semaines, je me sens écoutée.

Le lendemain, Julien propose qu’ils cherchent une colocation en banlieue le temps de se remettre à flot.
— On ne veut pas te faire souffrir plus longtemps, maman.

Je les aide à faire des recherches sur Internet. On rit même en découvrant certaines annonces absurdes (« chambre 9m2 sans fenêtre mais avec chat obligatoire »). Petit à petit, la tension se dissipe.

Deux semaines plus tard, ils trouvent une chambre à Malakoff. Le jour du départ, l’appartement me semble soudain trop grand et trop vide. Je referme doucement la porte derrière eux et je m’assois au milieu du salon dévasté par leur passage.

Ai-je bien fait d’accepter cette cohabitation ? Aurais-je dû poser mes limites plus tôt ? Est-ce cela, être mère : s’effacer jusqu’à ne plus exister ? Qu’en pensez-vous ?