Quand mes petits-enfants repartent, je souffle enfin

« Maman, tu peux garder les enfants samedi soir ? On a vraiment besoin de souffler avec Paul… »

La voix de ma fille, Élodie, résonne encore dans ma tête. Je suis assise à la table de la cuisine, les mains crispées sur ma tasse de thé. Il est 22h, la maison est enfin silencieuse. Les rires, les cris, les disputes pour la dernière part de tarte aux pommes se sont éteints. Je devrais me sentir vide, mais au contraire, je respire. Je me sens coupable de ce soulagement. Est-ce normal pour une grand-mère d’attendre avec impatience le départ de ses petits-enfants ?

« Maman, tu es la meilleure, vraiment. Je ne sais pas ce qu’on ferait sans toi ! » Élodie me serre dans ses bras en déposant Léa et Hugo dans le couloir. Je souris, je dis que c’est normal, que ça me fait plaisir. Mais à l’intérieur, je sens monter une fatigue sourde, un épuisement que je n’ose pas nommer. J’ai 68 ans, et parfois j’ai l’impression d’en avoir 80.

Le samedi soir arrive. Léa court partout, Hugo renverse son chocolat chaud sur le tapis du salon. Je tente de garder mon calme. « On va lire une histoire ? » Mais ils veulent jouer à cache-cache. Je me plie à leurs envies, je ris avec eux, mais mon dos me fait mal et mes oreilles bourdonnent. Quand ils s’endorment enfin, je m’effondre sur le canapé, incapable même d’allumer la télévision.

Le lendemain matin, Élodie revient plus tôt que prévu. Elle a l’air fatiguée mais heureuse. « Merci maman, tu es un ange. » Paul la suit, un bouquet de fleurs à la main. « On voulait te remercier… Tu sais, on n’a personne d’autre sur qui compter. » Je souris encore, mais au fond de moi, une question me ronge : et moi, sur qui puis-je compter ?

À midi, tout le monde est parti. Je range la vaisselle en silence. La solitude me serre la gorge mais je savoure ce calme retrouvé. Je pense à mes amies du club de lecture : Simone qui refuse systématiquement de garder ses petits-enfants, Brigitte qui s’en occupe tous les mercredis mais qui n’ose jamais dire non à sa fille. Pourquoi est-ce si difficile d’avouer qu’on est fatiguée ?

Un jour, lors d’un déjeuner familial, la tension éclate.

« Tu pourrais faire un effort, maman ! Tu sais que c’est difficile pour nous… » Élodie hausse le ton parce que j’ai osé refuser un week-end entier avec les enfants.

« Élodie, j’ai besoin de temps pour moi aussi… Je ne suis pas une nounou à plein temps ! »

Le silence tombe autour de la table. Paul regarde son assiette. Les enfants sentent la tension et se taisent.

« Mais toutes les mamies gardent leurs petits-enfants ! » lance Élodie.

Je sens les larmes monter. « Non, toutes ne le font pas… Et même si c’était le cas, ai-je le droit d’exister autrement qu’à travers vous ? »

La discussion tourne court. Élodie part fâchée. Je reste seule dans la cuisine, dévastée par la culpabilité et la tristesse.

Les jours passent. Élodie ne m’appelle plus aussi souvent. Je me demande si j’ai eu tort de poser mes limites. Mais peu à peu, je retrouve des petits plaisirs : une balade au marché sans contrainte d’horaire, un café avec Simone où l’on rit de nos galères de mamies modernes.

Un dimanche matin, Élodie m’appelle enfin.

« Maman… Je suis désolée pour l’autre jour. J’ai compris que tu avais besoin de temps pour toi aussi. Peut-être qu’on pourrait organiser les choses différemment ? Trouver une baby-sitter de temps en temps ? »

Je sens mon cœur se desserrer.

« Merci ma chérie… Je t’aime très fort tu sais. Mais j’ai aussi besoin d’être Françoise, pas seulement Mamie Françoise. »

Depuis ce jour-là, notre relation a changé. J’accueille mes petits-enfants avec plaisir mais sans culpabilité quand je dis non. J’ai compris que poser des limites n’enlève rien à l’amour que je leur porte.

Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à ressentir ce soulagement coupable ? Pourquoi est-ce si tabou d’avouer qu’on veut vivre pour soi aussi ? Peut-on aimer sans se sacrifier entièrement ?