Quand ma maison est devenue une cage : Histoire d’une mère française

— Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer dans ma chambre !

Ma voix tremble, mais personne ne m’écoute. Jeanne, ma fille, traverse le couloir, un panier de linge sale dans les bras, sans même lever les yeux. Depuis trois semaines, mon appartement du 14e arrondissement n’est plus le mien. Jeanne, son mari Paul et leurs deux enfants, Léa et Arthur, se sont installés ici du jour au lendemain. « On n’a pas eu le choix, maman », m’a-t-elle dit en posant ses valises dans l’entrée. « Notre propriétaire veut vendre l’appartement, on n’a nulle part où aller. »

Je n’ai pas su dire non. Comment refuser à sa propre fille ? Mais je n’ai pas eu le temps de réfléchir, pas eu le droit de poser des questions. Tout s’est imposé à moi : les cris des enfants dans le salon, la vaisselle qui s’empile dans l’évier, les chaussures qui traînent partout. Mon salon, jadis paisible, est devenu une aire de jeux. Mon bureau, mon refuge, a été transformé en chambre pour Léa et Arthur. Je me sens étrangère chez moi.

Le matin, je me réveille au son des disputes :

— Léa, dépêche-toi ! Tu vas rater l’école !
— Mais papa, je trouve plus mon cartable !

Je me lève avant tout le monde pour avoir un peu de silence. Je prépare le café en silence, espérant croiser le regard de Jeanne, qu’elle me dise merci ou qu’elle me demande comment je vais. Mais elle est déjà absorbée par ses soucis : Paul cherche du travail, elle enchaîne les missions d’intérim. Les enfants sont fatigués, nerveux.

Un soir, alors que je tente de lire dans ma chambre — la seule pièce qui me reste — j’entends Paul crier :

— Françoise, il n’y a plus de papier toilette !

Je serre les dents. Je suis devenue la concierge de mon propre appartement. Je fais les courses, je cuisine pour tout le monde, je ramasse derrière eux. Je n’ose rien dire : j’ai peur de passer pour une égoïste. Mais chaque jour qui passe, je m’efface un peu plus.

Un dimanche après-midi, alors que je tente de regarder un vieux film à la télévision, Léa débarque avec ses feutres et s’installe à côté de moi.

— Mamie, tu peux dessiner avec moi ?

Je souris faiblement. Je l’aime tant, cette petite. Mais même ce moment-là ne m’appartient plus vraiment. Paul arrive derrière nous :

— Françoise, tu pourrais surveiller Arthur pendant que je prépare le dîner ?

Je me retiens de hurler. Ce n’est pas mon rôle ! J’ai élevé mes enfants seule après la mort de leur père ; j’ai travaillé toute ma vie pour offrir ce toit à Jeanne. Et aujourd’hui, on me traite comme une nounou ou une intendante.

Un soir, à table, je prends mon courage à deux mains :

— Jeanne… Tu crois que vous allez rester longtemps ?

Elle relève la tête brusquement :

— Tu veux qu’on parte ?

Paul me lance un regard noir. Les enfants se taisent.

— Ce n’est pas ça… Je veux juste savoir… J’ai besoin d’un peu d’espace aussi.

Jeanne soupire :

— On fait ce qu’on peut, maman. Tu crois que c’est facile pour nous ?

Je ravale mes larmes. Je ne veux pas être un poids pour eux. Mais je ne veux pas non plus disparaître.

Les jours passent et la tension monte. Un matin, je trouve la porte de ma chambre entrouverte : Léa a fouillé dans mes tiroirs pour chercher des crayons. Je sens la colère monter.

— Ça suffit ! Ici c’est chez moi ! Vous ne pouvez pas tout envahir !

Jeanne éclate en sanglots :

— On n’a pas le choix ! Tu crois qu’on aime ça ? On est à la rue sinon !

Je m’effondre sur le canapé après leur départ à l’école. Je me sens coupable d’être en colère contre eux. Mais pourquoi dois-je sacrifier tout ce que j’ai construit ? Pourquoi mon amour de mère doit-il m’obliger à tout accepter ?

Un soir d’orage, alors que tout le monde dort enfin, je me glisse sur le balcon pour respirer un peu d’air frais. Paris brille sous la pluie. Je repense à mon mari disparu trop tôt, à nos rêves de retraite paisible… Et je me demande : est-ce cela vieillir ? Être condamnée à s’effacer pour laisser la place aux autres ? Ou ai-je le droit d’exister encore ?

Est-ce égoïste de vouloir retrouver ma maison ? Est-ce possible d’aimer sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?