Quand les enfants s’éloignent : le silence de la maison Lefèvre
« Tu ne comprends jamais rien, maman ! » La porte claque si fort que les vitres tremblent. Je reste figée dans le couloir, la main encore tendue vers mon fils, Thomas. Il a vingt-trois ans, il vient de finir ses études à Lyon, et il ne supporte plus mes questions. Je me retiens de pleurer. Depuis des mois, chaque visite se termine ainsi : des cris, des reproches, puis le silence. Je me demande où j’ai échoué.
Je m’appelle Claire Lefèvre. J’ai cinquante-six ans, et je vis à Dijon dans la maison où j’ai élevé mes deux enfants, Thomas et Camille. Mon mari, Jean, travaille encore beaucoup ; il rentre tard, fatigué, et ne comprend pas mon désarroi. « Ils sont grands maintenant, laisse-les vivre », me répète-t-il en soupirant. Mais comment faire ? Toute ma vie a tourné autour d’eux. J’ai arrêté de travailler quand Camille est née pour m’occuper d’eux à plein temps. J’étais la maman qui préparait les goûters, qui organisait les anniversaires, qui soignait les genoux écorchés et les chagrins d’amour. Aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis.
Le matin, je me lève tôt par habitude. Je prépare du café pour deux, même si Jean ne déjeune presque jamais avec moi. Je regarde les photos sur le buffet : Thomas à sa remise de diplôme, Camille en robe blanche lors de son mariage l’an dernier. Ils sourient tous les deux, mais je sens déjà la distance dans leurs regards. Depuis qu’ils sont partis, ils m’appellent rarement. Un message de temps en temps : « Tout va bien maman, bisous ». Je réponds toujours trop vite, trop longuement peut-être.
Un samedi de novembre, je décide d’appeler Camille. Sa voix est pressée :
— Maman, je suis en réunion… Je te rappelle ce soir.
Le soir passe. Pas d’appel.
Je tourne en rond dans la maison vide. Je repense à mon propre père qui disait toujours : « Les enfants ne nous appartiennent pas ». À l’époque, je trouvais ça cruel. Aujourd’hui je comprends sa tristesse.
Un dimanche, j’invite tout le monde à déjeuner. Jean râle :
— Tu vas encore te faire du mal s’ils ne viennent pas.
Mais ils viennent. Thomas arrive en retard, Camille avec son mari Julien. Je prépare un bœuf bourguignon comme avant. Mais l’ambiance est tendue. Thomas regarde son téléphone sous la table. Camille parle boulot avec Julien. Je tente une question :
— Et sinon… vous partez où en vacances cette année ?
Thomas hausse les épaules :
— On verra…
Camille soupire :
— Maman, on n’a pas encore décidé.
Je sens que je dérange. Je me tais.
Après le repas, alors que je débarrasse seule la table, j’entends Camille dire à son frère :
— Elle est trop sur notre dos…
Je retiens mes larmes jusqu’à ce qu’ils partent.
La nuit suivante, je dors mal. Je me demande si j’ai été trop présente, trop envahissante. Ou pas assez ? Est-ce que j’ai raté quelque chose d’essentiel ?
Les jours passent. Jean me propose de partir en week-end à Annecy pour changer d’air. Mais je n’ai envie de rien. Je traîne dans la maison comme une âme en peine.
Un soir de pluie, alors que je regarde une vieille émission à la télé pour tuer le temps, le téléphone sonne. C’est Thomas.
— Maman… tu pourrais m’aider pour mes impôts ?
Mon cœur bondit. J’essaie de cacher mon enthousiasme.
— Bien sûr mon chéri ! Passe quand tu veux.
Il vient le lendemain. Il s’assoit à la table de la cuisine comme avant. Je sens qu’il est fatigué.
— Ça va ?
Il hésite puis lâche :
— J’sais pas… Le boulot c’est dur… Et puis…
Il ne finit pas sa phrase. Je pose ma main sur la sienne.
— Tu sais que tu peux toujours tout me dire…
Il retire sa main doucement.
— Oui maman… mais j’suis plus un gamin.
Je comprends alors que ce n’est pas moi qu’il rejette vraiment, mais l’image de l’enfant qu’il était et qu’il veut laisser derrière lui.
Quelques semaines plus tard, Camille m’appelle enfin.
— Maman… tu pourrais garder Léo samedi prochain ? On a un dîner important avec Julien.
J’accepte tout de suite. Quand elle dépose Léo chez moi, elle me serre dans ses bras plus fort que d’habitude.
— Merci maman…
Je sens ses mains trembler légèrement.
Le soir venu, alors que Léo s’endort dans la chambre d’enfant redevenue vivante le temps d’une nuit, je réalise que mes enfants ont besoin de moi autrement maintenant. Moins souvent peut-être, mais différemment.
Je commence à sortir davantage : une voisine m’invite à un atelier de peinture ; je m’inscris à un cours de yoga ; je retrouve des amies perdues de vue depuis des années. Petit à petit, la maison me semble moins vide.
Un dimanche matin, alors que je prends mon café sur la terrasse en regardant les feuilles tomber dans le jardin, Thomas m’envoie un message : « Tu veux venir déjeuner chez moi ce midi ? »
Je souris malgré moi.
Peut-être que le vrai amour parental consiste à apprendre à lâcher prise sans jamais cesser d’aimer… Mais comment trouver sa place quand ceux qu’on a portés toute sa vie semblent ne plus avoir besoin de nous ? Est-ce que vous aussi vous ressentez ce vide parfois ?