Quand Charles est parti pour une autre, puis est revenu… trop tard
« Tu rentres encore tard, Charles ? » Ma voix tremble à peine, mais je sens déjà la fissure dans l’air du salon. Il ne répond pas tout de suite, pose sa sacoche sur la commode, évite mon regard. Je sais. Je sais depuis des semaines. Les messages effacés sur son téléphone, les dîners d’affaires qui s’éternisent, l’odeur de parfum inconnu sur ses chemises. Mais ce soir-là, je veux entendre la vérité.
« Isabelle… » Il soupire, s’assoit lourdement sur le canapé. « Il faut qu’on parle. »
Je me souviens de chaque mot, de chaque silence. Vingt-trois ans de mariage balayés par une phrase : « Je ne t’aime plus comme avant. J’ai rencontré quelqu’un. » Charlotte. Vingt-huit ans, assistante dans son cabinet d’architecte, des yeux clairs et un rire qui sonnait faux à mes oreilles dès la première présentation lors du pot de Noël.
Les semaines suivantes furent un cauchemar éveillé. Ma mère, Solange, me répétait : « Les hommes sont tous les mêmes, ma fille. » Mon fils aîné, Julien, refusait de lui parler ; ma fille, Camille, pleurait en silence dans sa chambre d’étudiante à Lyon. Moi ? Je survivais. Je faisais semblant de manger, de dormir, de travailler à la médiathèque municipale. Les regards compatissants des voisins me brûlaient la peau.
Charles est parti sans un mot de plus, emportant quelques valises et son ordinateur portable. Il m’a laissée avec la maison à Sceaux, le chien et les souvenirs. Au début, il envoyait des messages pour demander des nouvelles des enfants. Puis plus rien. J’ai appris par une amie commune qu’il vivait avec Charlotte dans un loft à Montreuil.
La colère m’a rongée pendant des mois. Je me suis surprise à hurler seule dans la cuisine, à casser une assiette contre le carrelage. Mais la vie continue – elle n’attend pas qu’on se relève pour avancer. J’ai repris goût aux petites choses : les promenades au parc de Sceaux avec Ulysse le labrador, les cafés avec mes collègues, les soirées jeux avec Camille quand elle rentrait le week-end.
Un soir de janvier, presque deux ans après son départ, j’ai entendu frapper à la porte. Il pleuvait fort ; Charles se tenait là, trempé, les traits tirés.
« Isabelle… Je peux entrer ? »
Je l’ai laissé passer, par réflexe plus que par envie. Il s’est assis à la table de la cuisine – la même où il m’avait annoncé son départ.
« Je… Je me suis trompé », a-t-il murmuré. « Charlotte… Ce n’était pas ce que je croyais. Elle voulait toujours plus : des voyages, des cadeaux… Je n’arrive plus à suivre. J’ai tout dépensé. »
J’ai ressenti un mélange étrange : pitié et satisfaction amère. Il n’était pas revenu par amour, mais parce que son portefeuille était vide.
« Tu veux quoi, Charles ? Que je te reprenne ? Que je t’aide à payer tes dettes ? »
Il a baissé les yeux. « Je n’ai plus personne… »
J’ai pensé à toutes ces nuits blanches, à mes enfants blessés, à ma dignité piétinée.
« Tu n’as plus personne parce que tu as tout détruit toi-même », ai-je répondu d’une voix calme.
Il a supplié, tenté de me faire rire comme avant. Mais quelque chose en moi était mort – ou plutôt, quelque chose de neuf était né : l’amour-propre.
Les jours suivants, il a insisté : messages, appels, lettres déposées dans la boîte aux lettres. Julien a refusé de le voir ; Camille lui a écrit une lettre pleine de colère et de tristesse.
Ma mère m’a dit : « Ne fais pas l’erreur de pardonner trop vite. » Mes amies m’ont encouragée à penser à moi d’abord.
J’ai finalement accepté un dernier café avec lui dans un bistrot du centre-ville. Il avait vieilli ; ses mains tremblaient légèrement.
« Tu sais ce qui me fait le plus mal ? » ai-je dit en fixant mon expresso. « Ce n’est pas que tu sois parti pour une autre. C’est que tu sois revenu uniquement parce que tu étais perdu et ruiné. »
Il n’a rien répondu.
Aujourd’hui, je vis seule dans cette maison pleine de souvenirs – mais aussi pleine d’avenir. J’ai repris des études à distance pour devenir bibliothécaire titulaire ; je pars en vacances avec Camille cet été ; j’ai même accepté un rendez-vous avec Paul, le nouveau voisin divorcé.
Charles ? Il loue un studio minuscule à Bagnolet et tente de recoller les morceaux avec ses enfants.
Parfois je me demande : pourquoi certains ne réalisent-ils la valeur d’une famille que lorsqu’ils l’ont perdue ? Et vous… auriez-vous pu pardonner ?