Prisonnière des souvenirs de ma mère : vivre dans l’ombre de l’accumulation

— Maman, il faut qu’on parle.

Ma voix tremble alors que je me tiens dans le couloir, coincée entre une pile de vieux magazines Télé 7 Jours et un carton débordant de vêtements démodés. Ma mère, Françoise, ne lève même pas les yeux de son tricot. Elle sait déjà ce que je vais dire. Cela fait des semaines que je tourne autour du pot, que je tente d’aborder le sujet sans la blesser. Mais aujourd’hui, je n’en peux plus. Ma fille, Léa, six ans, dort depuis deux mois sur un matelas posé à même le sol, entourée de sacs plastiques remplis de souvenirs dont elle ne connaît même pas l’histoire.

— Camille, tu sais très bien que tout ça a une valeur. On ne jette pas la vie des gens comme ça !

Sa voix est sèche, presque cassante. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une immense tristesse. Depuis mon divorce, je n’ai plus rien à moi. Plus d’appartement, plus d’intimité, plus de place pour respirer. Juste ce retour forcé dans l’appartement familial du 13e arrondissement de Paris, trois pièces autrefois lumineux et chaleureux, aujourd’hui étouffés par les années d’accumulation.

Mon père est parti il y a dix ans. Il n’a jamais supporté les montagnes d’objets qui envahissaient peu à peu chaque pièce. Moi non plus, mais j’étais jeune et je fuyais dès que possible chez des amis ou à la bibliothèque. Aujourd’hui adulte, je comprends mieux ce qui se joue ici : ma mère n’a jamais su jeter. Chaque objet est une mémoire, une preuve qu’elle a existé, qu’elle a aimé, qu’elle a été aimée.

— Maman, Léa a besoin d’espace. Elle ne peut pas vivre comme ça…

Elle me coupe :

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi d’être seule ? Si tu n’es pas contente, tu n’avais qu’à rester avec ton mari !

Ses mots me frappent comme une gifle. Je ravale mes larmes. Léa se réveille parfois la nuit en pleurant parce qu’elle a peur des ombres que projettent les piles d’objets sur les murs. Elle me demande pourquoi « Mamie garde tout ça » et si un jour on pourra « avoir une vraie chambre ».

Je me souviens de mon enfance ici : les goûters improvisés sur le balcon fleuri, les rires partagés autour d’un vieux Scrabble… Mais tout cela a disparu sous les couches de cartons et de bibelots poussiéreux. Ma mère s’est enfermée dans ses souvenirs comme on se protège d’un monde trop dur.

Un soir, alors que Léa dort enfin, je m’assois à côté de ma mère dans la cuisine. Je tente une dernière fois :

— Maman… On pourrait au moins trier un peu ? Garder ce qui compte vraiment ?

Elle soupire profondément.

— Tu ne comprends pas… Après le départ de ton père, c’est tout ce qu’il me reste. Chaque chose ici me rappelle quelqu’un ou quelque chose. Si je jette… j’ai peur d’oublier.

Je prends sa main. Elle tremble légèrement. Pour la première fois depuis longtemps, je vois la peur dans ses yeux — la peur du vide, du manque, de l’oubli.

Mais moi aussi j’ai peur : peur que ma fille grandisse dans cette prison d’objets, peur de reproduire les mêmes schémas, peur de ne jamais retrouver un vrai chez-moi.

Les jours passent et rien ne change vraiment. Je tente parfois de jeter discrètement quelques objets — un vieux grille-pain cassé, des chaussures trouées — mais ma mère s’en rend compte immédiatement et la dispute éclate.

Un samedi matin, alors que je range la chambre de Léa tant bien que mal, elle me regarde avec ses grands yeux tristes :

— Maman, pourquoi Mamie elle garde tout ?

Je m’accroupis à sa hauteur et lui caresse les cheveux.

— Parce qu’elle a peur d’oublier les choses importantes… Mais toi et moi, on va essayer de garder juste ce qui compte vraiment, d’accord ?

Léa hoche la tête sans vraiment comprendre. Comment expliquer à une enfant que l’amour peut parfois étouffer ? Que les souvenirs peuvent devenir des chaînes ?

Le soir même, j’appelle mon frère Julien qui vit à Lyon. Il fuit les réunions familiales depuis des années mais il écoute mon récit en silence.

— Camille… Tu sais bien qu’on ne changera pas Maman. Mais tu dois penser à toi et à Léa maintenant.

Il a raison. Mais comment partir alors que je n’ai nulle part où aller ? Les loyers parisiens sont hors de prix pour une mère célibataire au SMIC…

Quelques semaines plus tard, Léa tombe malade : une vilaine bronchite qui traîne à cause de la poussière omniprésente. Le médecin est formel : il faut assainir l’environnement ou trouver un autre logement.

Ce soir-là, je m’effondre devant ma mère.

— Maman… Si tu ne veux pas jeter pour toi, fais-le au moins pour ta petite-fille !

Elle pleure enfin. Longtemps. Et moi avec elle.

Le lendemain matin, pour la première fois depuis des années, elle ouvre un carton et commence à trier. Ce n’est qu’un début — quelques objets donnés à Emmaüs — mais c’est déjà une victoire.

Je ne sais pas si nous réussirons à transformer cet appartement en vrai foyer pour Léa. Je ne sais pas si ma mère guérira jamais de sa peur du vide. Mais ce soir-là, en regardant dormir ma fille dans une chambre un peu plus dégagée, je me demande :

Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du passé sans blesser ceux qu’on aime ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour protéger vos souvenirs ou ceux de vos proches ?