Mon père, mon fardeau : Quand la famille devient une prison

« Tu pourrais au moins débarrasser la table, Lucie. »

La voix de mon père résonne dans la cuisine, sèche, presque étrangère. Je serre les dents. Je viens à peine de rentrer du travail, il est vingt heures passées, mes jambes me brûlent encore du métro bondé, et la seule chose que je voudrais, c’est m’asseoir cinq minutes en silence. Mais non. Depuis que maman est partie, tout est devenu mon problème.

Je m’appelle Lucie, j’ai trente-quatre ans, et je vis à Saint-Étienne. Je croyais qu’après la mort de maman, papa et moi allions nous rapprocher, nous soutenir dans le chagrin. Mais très vite, j’ai compris que j’étais devenue la béquille sur laquelle il s’appuyait pour ne pas sombrer – ou plutôt, la servante qui devait tout porter.

« Tu pourrais aussi penser à faire les courses demain », ajoute-t-il sans lever les yeux de son assiette.

Je me retiens de répondre. Je me souviens de la promesse faite à maman sur son lit d’hôpital : « Prends soin de lui, Lucie. Il n’a plus que toi. » Mais jusqu’où va cette promesse ? Jusqu’à m’oublier moi-même ?

Le lendemain matin, je me réveille avec une boule au ventre. J’ai rendez-vous avec mon chef pour discuter d’une promotion. Mais avant même d’avoir bu mon café, papa frappe à ma porte.

— Tu pourrais m’emmener chez le médecin cet après-midi ?
— Papa, j’ai une réunion importante…
— Tu sais bien que je n’aime pas prendre le bus tout seul.

Il me regarde avec ses yeux fatigués, et je sens la culpabilité m’envahir. Je cède. Encore une fois.

Au travail, je suis ailleurs. Mon chef me parle d’opportunités, de responsabilités accrues. Je hoche la tête, mais je pense à la liste de courses, au rendez-vous médical, au linge à laver. Je pense à papa qui m’attend à la maison comme un enfant perdu.

Le soir venu, alors que je prépare le dîner, il s’installe dans le salon et allume la télévision à plein volume. Les murs semblent se resserrer autour de moi. J’ai envie de crier : « Et moi ? Qui prend soin de moi ? » Mais je me tais. Toujours.

Un dimanche matin, alors que je range la cave, je tombe sur une vieille boîte à chaussures remplie de lettres. Des lettres d’amour entre mes parents, des mots tendres que je n’ai jamais entendus dans cette maison glaciale depuis des années. Je m’effondre sur le sol poussiéreux et je pleure toutes les larmes que j’ai retenues depuis des mois.

Plus tard ce jour-là, ma cousine Émilie passe prendre des nouvelles.

— Tu as l’air épuisée, Lucie… Tu ne peux pas tout faire toute seule.
— Si je ne le fais pas, qui le fera ?
— Il y a des aides sociales, tu sais…
— Papa refuse toute aide extérieure. Il dit que ça ne se fait pas chez nous.

Émilie soupire. Elle comprend. Chez nous, demander de l’aide est une honte. On serre les dents et on avance. Mais moi, je n’avance plus. Je m’enfonce.

Les semaines passent et rien ne change. Papa devient de plus en plus exigeant. Il critique ma façon de cuisiner (« Ta mère mettait plus d’ail »), ma façon de ranger (« Ce n’est pas comme ça qu’on plie les draps »), même ma façon de respirer semble l’agacer.

Un soir d’orage, alors que je rentre trempée jusqu’aux os après avoir couru sous la pluie pour acheter ses médicaments, il m’accueille avec un regard froid :

— Tu aurais pu y aller plus tôt.

Je craque.

— Papa, tu ne vois pas que je fais tout ce que je peux ? Que je n’en peux plus ?

Il détourne les yeux. Un silence lourd s’installe. Pour la première fois depuis des mois, je laisse éclater ma colère.

— J’ai aussi une vie ! Un travail ! Des rêves ! Tu ne peux pas tout attendre de moi !

Il ne répond pas. Je monte dans ma chambre et claque la porte comme une adolescente en crise. Je me sens coupable aussitôt. Mais aussi soulagée d’avoir enfin dit ce que j’avais sur le cœur.

Le lendemain matin, papa frappe timidement à ma porte.

— Lucie… Je suis désolé si je t’en demande trop… Je ne sais pas comment faire sans ta mère.

Sa voix tremble. Pour la première fois depuis longtemps, il me semble vulnérable. Mais au fond de moi, la colère reste là : pourquoi faut-il toujours que ce soit moi qui porte tout ? Pourquoi le poids du silence et des traditions familiales repose-t-il sur mes épaules ?

Je décide alors d’appeler une assistante sociale. C’est un pas immense pour moi – et un affront pour papa. Mais je n’en peux plus d’être prisonnière d’un amour qui étouffe.

Quelques semaines plus tard, une aide-ménagère vient deux fois par semaine. Papa râle beaucoup au début, puis il s’habitue. Moi, j’apprends à respirer à nouveau.

Mais parfois, le soir, quand tout est calme dans la maison, je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour sa famille ? À quel moment l’aide devient-elle un fardeau ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ?

Et vous… avez-vous déjà ressenti ce poids-là ?