Mon fils, son épouse et le poids du silence
— Julien, tu as encore oublié de passer l’aspirateur dans la chambre !
La voix de Camille résonne dans le couloir, sèche, tranchante. Je suis venue garder les enfants pour le week-end, mais ce matin-là, en ouvrant la porte de la salle de bains, je tombe sur mon fils à genoux, brosse à la main, le front perlé de sueur. Il sursaute en m’apercevant.
— Maman ! Tu m’as fait peur…
Je tente un sourire, mais mon cœur se serre. Depuis qu’il a épousé Camille, Julien n’est plus le même. Lui qui riait tout le temps, qui adorait bricoler ou sortir courir avec moi le dimanche matin… Aujourd’hui, il semble éteint. Je l’observe frotter les carreaux avec une énergie nerveuse.
— Tu veux que je t’aide ?
Il secoue la tête.
— Non, c’est bon. Camille veut que tout soit impeccable avant que ses parents arrivent.
Je retiens un soupir. Camille… Depuis le début, elle m’a toujours paru distante. Polie, certes, mais froide. Elle a grandi à Lyon dans une famille bourgeoise où tout doit être parfait. Chez nous, à Clermont-Ferrand, on n’a jamais eu peur du désordre ou du bruit. Mais chez eux, tout est sous contrôle.
Je descends au salon. Camille est affalée sur le canapé, téléphone à la main. Elle ne lève même pas les yeux quand je passe.
— Bonjour Camille. Bien dormi ?
— Oui, merci Françoise.
Sa voix est plate. Je me sens de trop dans ma propre famille.
Le déjeuner approche. Julien court partout : il met la table, surveille le four, s’occupe des enfants qui se chamaillent dans le jardin. Camille ne bouge pas. Je ne peux plus me taire.
— Camille, tu ne veux pas donner un coup de main à Julien ?
Elle relève enfin la tête, ses yeux clairs plantés dans les miens.
— Il sait très bien ce qu’il fait. Et puis c’est lui qui a insisté pour inviter mes parents.
Julien entre à ce moment-là, essoufflé.
— Tout va bien ?
Je ravale mes mots. Je sens la colère monter en moi mais aussi une immense tristesse. Mon fils s’épuise pour une femme qui ne semble rien voir.
Le repas se passe dans une tension palpable. Les parents de Camille arrivent, tirés à quatre épingles. Sa mère complimente la décoration de la table — que Julien a soigneusement préparée — sans un mot pour lui. Son père parle politique avec Camille, ignorant totalement mon fils.
Après le dessert, Camille disparaît avec ses parents dans le jardin. Julien débarrasse en silence. Je m’approche de lui.
— Tu veux qu’on parle ?
Il hausse les épaules.
— Ce n’est pas grave maman… C’est comme ça maintenant.
Je sens les larmes me monter aux yeux. Comment en est-on arrivé là ?
Le soir venu, je couche les enfants et j’entends des éclats de voix dans la chambre de Julien et Camille.
— Tu pourrais au moins me remercier ! J’ai passé la journée à tout organiser !
— Mais tu n’as rien fait ! C’est moi qui ai tout préparé…
— Tu exagères toujours ! Si tu n’es pas content, tu n’avais qu’à pas inviter mes parents !
Un silence lourd s’installe. Je retourne dans ma chambre, incapable de dormir. Toute la nuit, je me repasse la scène en boucle : mon fils courbé sous le poids des tâches ménagères, sa femme indifférente…
Le lendemain matin, alors que je prépare le petit-déjeuner pour les enfants, Julien me rejoint dans la cuisine.
— Maman… Tu crois que j’ai fait une erreur ?
Je prends sa main dans la mienne.
— Ce n’est pas à moi d’en juger… Mais tu as le droit d’être heureux aussi.
Il baisse les yeux.
— Je ne sais plus comment faire… J’ai peur de tout gâcher si je dis quelque chose.
Je voudrais lui dire de partir, de penser à lui d’abord. Mais je sais que ce n’est pas si simple. Il y a les enfants, la maison… et puis cette peur du scandale, du regard des autres. En France, on ne parle pas facilement des problèmes familiaux ; on garde tout pour soi jusqu’à exploser ou s’éteindre à petit feu.
Avant de partir, je croise Camille dans l’entrée.
— Merci d’être venue Françoise.
Elle me regarde droit dans les yeux. Je crois y lire une pointe d’inquiétude… ou est-ce juste mon imagination ?
Sur le chemin du retour, je me demande : ai-je le droit d’intervenir ? Dois-je respecter leur couple ou protéger mon fils ? Où commence l’ingérence et où finit l’amour maternel ?
Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Faut-il se taire ou oser briser le silence pour ceux qu’on aime ?