« Mamy, tu aurais pu dire non… » : Un été bouleversé avec mes petits-enfants
« Mamy, tu aurais pu dire non… »
La voix de Camille résonne encore dans la cuisine, tranchante, presque cruelle. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 7h du matin, la maison est silencieuse, mais je sens encore la tension d’hier soir flotter dans l’air. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Tout a commencé début juillet, quand ma fille Sophie m’a appelée :
— Maman, tu pourrais garder Camille et Louis cet été ? Avec Paul et moi au travail, on ne sait plus comment faire…
J’ai dit oui sans réfléchir. Bien sûr que j’allais aider. J’ai toujours été celle sur qui on pouvait compter. Mais au fond, j’espérais aussi retrouver un peu de cette complicité perdue avec mes petits-enfants. Depuis la mort de Jacques, mon mari, il y a trois ans, la maison sonnait creux. L’idée d’entendre à nouveau des rires d’enfants me réchauffait le cœur.
Le premier jour, tout semblait parfait. Camille, 14 ans, le nez plongé dans son téléphone, m’a à peine saluée. Louis, 9 ans, m’a sauté dans les bras en criant :
— Mamy ! On va faire des crêpes ?
J’ai souri. J’ai sorti la farine et les œufs, comme autrefois. Mais très vite, la routine s’est installée. Camille ne quittait plus sa chambre, Louis passait ses journées devant la console. J’essayais d’organiser des sorties : le marché du samedi, une balade au parc Monceau, une après-midi à la piscine municipale. Mais chaque proposition se heurtait à un mur d’indifférence ou à des soupirs agacés.
Un soir, alors que je préparais le dîner, j’ai entendu Camille parler à sa mère au téléphone :
— Franchement, c’est nul ici. Mamy comprend rien à rien. Elle croit qu’on est encore des gamins…
J’ai senti mon cœur se serrer. J’ai voulu entrer dans la pièce et lui dire combien elle me blessait, mais je suis restée figée sur le seuil. Les mots me manquaient.
Les jours ont passé, rythmés par les disputes pour l’heure du coucher, les repas boudés et les silences pesants. Un après-midi de canicule, Louis a claqué la porte de sa chambre après que je lui ai interdit de jouer à la console toute la journée.
— T’es pas ma mère ! Tu comprends rien !
J’ai éclaté en sanglots dans le salon. Je me suis sentie vieille, inutile, dépassée par cette génération qui m’échappait complètement.
Sophie est venue un week-end pour voir comment ça se passait. Je lui ai parlé de mon épuisement, des tensions avec les enfants.
— Tu dramatises toujours tout, maman… Ils sont comme ça avec tout le monde.
J’aurais voulu qu’elle me prenne dans ses bras, qu’elle me dise merci ou simplement qu’elle comprenne ma fatigue. Mais elle est repartie aussi vite qu’elle était venue.
Un soir d’orage, alors que je tentais une énième fois de convaincre Camille de dîner avec nous plutôt que devant son écran, elle a explosé :
— Mais pourquoi t’as dit oui si t’en avais pas envie ? On t’a rien demandé !
Je suis restée sans voix. Je n’avais jamais pensé que mon aide pouvait être perçue comme un fardeau pour eux. Je croyais bien faire…
Cette nuit-là, j’ai repensé à ma propre mère. À toutes ces fois où je l’avais jugée sévèrement sans comprendre ses sacrifices. Est-ce donc cela, vieillir ? Devenir invisible aux yeux de ceux qu’on aime ?
À partir de ce soir-là, j’ai lâché prise. J’ai arrêté d’imposer des règles strictes. J’ai laissé Camille s’enfermer dans sa chambre et Louis jouer à ses jeux vidéo plus longtemps que je ne l’aurais voulu. J’ai commencé à écrire dans un carnet tout ce que je ressentais : ma solitude, ma colère, mais aussi mon amour inconditionnel pour eux.
Un matin d’août, alors que je préparais le petit-déjeuner en silence, Camille est venue s’asseoir à côté de moi.
— Mamy… Je suis désolée pour hier soir. C’est juste que… Papa et maman sont jamais là et toi t’essaies trop fort de remplacer tout le monde.
Ses mots m’ont bouleversée. Pour la première fois depuis longtemps, nous avons parlé vraiment. De son mal-être au collège, de ses peurs pour l’avenir, de mon chagrin depuis la mort de Jacques.
Louis nous a rejoint et s’est blotti contre moi.
— Moi j’aime bien être ici avec toi… Même si t’es un peu sévère parfois.
Nous avons ri tous les trois pour la première fois de l’été.
Quand Sophie est venue les chercher fin août, elle m’a embrassée rapidement.
— Merci maman… Je sais pas comment on aurait fait sans toi.
Mais au fond de moi, je savais que quelque chose avait changé. J’avais compris que donner ne suffit pas toujours à être reconnue ou aimée comme on le voudrait.
Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’être vue et entendue par ceux qu’on aime le plus ? Est-ce que l’amour suffit vraiment à combler toutes les blessures du passé ?