Maman, pardonne-moi : Chronique d’un cœur brisé dans une maison de retraite
« Tu m’abandonnes, Claire ? »
La voix de ma mère, tremblante, résonne encore dans le couloir aseptisé de la résidence Les Tilleuls, à Lyon. Je serre fort la poignée de sa valise, comme si ce geste pouvait retenir le temps. Je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie. Autour de nous, des silhouettes en fauteuil roulant, des regards perdus, des odeurs de soupe et de désinfectant. Je voudrais hurler, tout arrêter, mais je n’ai plus le choix.
« Maman, je t’en prie… Ce n’est pas un abandon. Tu as besoin de soins, tu le sais bien. »
Elle détourne la tête. Ses cheveux blancs sont tirés en un chignon maladroit. Elle a l’air si petite dans ce fauteuil. Je me souviens de ses mains fermes qui me guidaient à travers la foule du marché Saint-Antoine quand j’étais enfant. Aujourd’hui, c’est moi qui la pousse dans les couloirs inconnus.
Mon frère, François, n’a pas voulu venir. Il a dit que c’était trop dur pour lui. Facile à dire quand on habite à Bordeaux et qu’on ne s’est pas occupé d’elle depuis des mois. « Tu comprends, Claire, j’ai mon boulot, les enfants… » Moi aussi j’ai une vie, mais c’est toujours sur moi que ça retombe.
La directrice, Madame Lefèvre, s’approche avec un sourire professionnel. « Madame Dubois, votre chambre est prête. Nous allons bien nous occuper de vous. » Ma mère ne répond pas. Elle serre son sac contre elle comme un bouclier.
Je l’installe dans sa chambre : un lit médicalisé, une armoire en bois clair, une fenêtre qui donne sur le jardin où quelques résidents promènent leur solitude. J’accroche des photos sur le mur : papa en 1978 devant la 2CV bleue, François et moi enfants à la plage du Lavandou, maman souriante lors de son dernier anniversaire. Elle détourne les yeux.
« Tu vas rester longtemps ? »
Je sens la panique monter dans sa voix. Je m’assieds près d’elle et prends sa main. « Je viendrai te voir tous les jours après le travail. Je te le promets. »
Elle ne répond pas. Un silence épais s’installe. Je voudrais pleurer mais je me retiens. Je dois être forte pour elle.
Le soir venu, je rentre chez moi à Croix-Rousse. L’appartement me semble vide sans ses râleries, sans l’odeur du café qu’elle préparait chaque matin. J’ouvre la porte de sa chambre : son fauteuil est vide, ses livres sont restés sur la table de nuit. Je m’effondre sur son lit et je pleure comme une enfant.
Les jours passent. Je rends visite à maman chaque soir après mon travail à l’hôpital Édouard-Herriot. Elle ne parle presque plus. Parfois elle me regarde avec des yeux pleins de reproches. D’autres fois elle semble ne plus me reconnaître.
Un dimanche après-midi, alors que je lui apporte des madeleines maison, elle me dit soudain : « Pourquoi tu m’as fait ça ? J’aurais préféré mourir chez moi… »
Je reste sans voix. La culpabilité me ronge. Ai-je vraiment fait le bon choix ? Aurais-je pu faire autrement ?
À table avec François lors d’un rare week-end où il daigne venir :
— Tu sais, Claire, on n’avait pas le choix…
— Facile à dire quand tu n’es jamais là !
— Arrête de me faire passer pour le méchant ! Tu crois que ça ne me fait rien ?
On se dispute comme des adolescents alors que notre mère dépérit dans une chambre impersonnelle.
Un soir d’automne, je trouve maman assise près de la fenêtre, les yeux perdus dans le jardin sombre.
« Tu sais, Claire… J’ai peur d’oublier qui je suis ici… »
Je m’agenouille devant elle et je pleure enfin avec elle. Je lui promets qu’elle ne sera jamais seule.
Mais au fond de moi, je sais que quelque chose s’est brisé ce jour-là. Notre lien n’est plus le même. La société nous pousse à placer nos anciens parce qu’on n’a plus le temps ni les moyens de s’en occuper chez nous. Mais à quel prix ?
Aujourd’hui encore, chaque soir en rentrant de la maison de retraite, je me demande : ai-je trahi ma mère ? Est-ce vraiment ça, aimer quelqu’un jusqu’au bout ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut vraiment se pardonner un jour d’avoir choisi la solution la moins pire ?