« Maman, je n’ai pas la place » : L’histoire d’une mère oubliée
« Maman, je n’ai pas la place pour ça en ce moment. »
Ces mots résonnent encore dans ma tête, comme un écho douloureux qui refuse de s’estomper. Je suis assise sur le vieux canapé du salon, les mains tremblantes, le cœur serré. J’essaie de comprendre comment Camille, ma fille unique, a pu me dire cela. Moi qui ai toujours été là pour elle, depuis le premier jour.
Je me souviens de cette nuit glaciale de décembre, il y a trente ans. Camille avait à peine trois ans et une forte fièvre. Je l’ai portée dans mes bras jusqu’à la salle de bains, je lui ai chanté des berceuses pour l’apaiser, je suis restée éveillée toute la nuit à surveiller sa respiration. Plus tard, j’ai cousu ses costumes de fée pour la kermesse de l’école maternelle, j’ai préparé des gâteaux d’anniversaire avec des bonbons multicolores, j’ai applaudi à chaque spectacle, même quand elle ratait ses répliques.
Quand elle a grandi, je me suis efforcée de ne pas m’immiscer dans ses choix. Même quand elle a décidé de partir à Paris pour ses études, même quand elle a épousé Julien, que je trouvais un peu froid. Je me suis tue, j’ai respecté sa liberté. Mais j’étais là, toujours prête à l’aider.
Quand elle est devenue maman à son tour, j’ai pris le train chaque semaine pour venir garder les petits, Arthur et Lucie. Je faisais les courses, je préparais les repas, je donnais le bain aux enfants pendant qu’elle travaillait tard ou sortait avec ses amies. Je ne comptais pas mes heures. Je me disais que c’était normal, que c’était ça, être mère.
Mais aujourd’hui, tout a changé. Il y a trois semaines, j’ai appris que j’avais un cancer du sein. Le médecin m’a parlé d’opérations, de traitements lourds. J’étais terrifiée. La première personne à qui j’ai voulu en parler, c’était Camille. Je l’ai appelée en pleurant :
— Camille… J’ai besoin de toi. J’ai… j’ai un cancer.
Un silence gênant a suivi. Puis sa voix, sèche :
— Maman… Je suis désolée mais je n’ai pas la place pour ça en ce moment. Entre le boulot et les enfants… Je ne peux pas tout gérer.
J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. J’aurais voulu qu’elle me prenne dans ses bras comme je l’avais fait tant de fois pour elle. Mais non. Elle m’a raccroché au nez après quelques mots vagues sur « on se tient au courant ».
Depuis ce jour-là, je vis dans une sorte de brouillard. Les voisins me saluent poliment mais personne ne sait ce que je traverse vraiment. Mon frère Pierre m’appelle parfois mais il habite à Lyon et a ses propres soucis. Je me sens seule comme jamais.
Hier encore, j’ai tenté d’appeler Camille. Elle n’a pas répondu. J’ai laissé un message :
— Camille… J’aurais besoin que tu viennes avec moi à l’hôpital demain…
Pas de réponse.
Ce matin, j’ai reçu un SMS : « Désolée maman, c’est compliqué en ce moment. »
Je regarde autour de moi : les photos de famille sur le buffet, les dessins d’enfants accrochés au frigo. Toute une vie consacrée à ma fille et à mes petits-enfants… Pour quoi ? Pour être seule au moment où j’en ai le plus besoin ?
Je repense à ma propre mère, Madeleine. Elle aussi avait sacrifié sa vie pour nous. Mais jamais je ne l’aurais laissée affronter la maladie toute seule.
Je me demande si c’est moi qui ai trop donné, trop protégé Camille. Peut-être qu’à force de vouloir tout faire pour elle, je lui ai appris qu’elle pouvait toujours compter sur moi… mais pas l’inverse.
La semaine dernière, lors d’une séance de chimio, j’ai rencontré Hélène, une femme de mon âge. Elle aussi se sent abandonnée par ses enfants. On a parlé longtemps dans la salle d’attente stérile de l’hôpital Saint-Antoine.
— Vous savez, m’a-t-elle dit en souriant tristement, on élève nos enfants pour qu’ils volent de leurs propres ailes… Mais parfois ils oublient d’où ils viennent.
Ses mots m’ont bouleversée.
Ce soir, je prépare une soupe pour moi toute seule. Le téléphone reste muet. J’entends les rires des voisins par la fenêtre ouverte — ils fêtent un anniversaire en famille.
Je repense à toutes ces années où j’étais la première à accourir dès que Camille avait besoin de moi : quand Arthur avait la varicelle, quand Lucie pleurait toute la nuit à cause des dents… Et aujourd’hui ?
Je me demande si c’est ça vieillir en France aujourd’hui : donner sans compter et finir seule dans un appartement silencieux.
Peut-être que demain Camille viendra. Peut-être pas.
Mais ce soir, je me pose une question :
Est-ce que j’ai trop aimé ? Ou est-ce que c’est le monde qui a changé ? Qu’en pensez-vous ?