« Ma vie m’échappe : chronique d’une grand-mère dévouée »

— Maman, tu pourrais venir chercher Léa à l’école ce soir ? J’ai une réunion qui va sûrement déborder…

La voix de ma fille, Camille, résonne dans mon téléphone, pressante, presque coupable. Je regarde l’horloge : il est déjà seize heures passées. Je n’ai pas encore fini de ranger la cuisine, ni pris le temps de lire ce roman qui traîne sur ma table de nuit depuis des semaines. Mais je réponds, comme toujours :

— Oui, bien sûr, ma chérie.

Je raccroche. Un soupir m’échappe. Depuis la naissance de mes petits-enfants, je suis redevenue indispensable. C’est étrange comme la vie vous ramène à des rôles que vous pensiez avoir quittés. J’ai aimé être mère, j’ai adoré voir grandir Camille et Thomas. Mais aujourd’hui, à soixante-huit ans, j’aspirais à autre chose : voyager avec Jean-Pierre, mon mari, reprendre la peinture, flâner dans les musées parisiens…

Mais chaque jour, une nouvelle demande. « Maman, tu pourrais garder les enfants samedi soir ? », « Maman, tu pourrais passer chez le médecin avec Paul ? », « Maman, tu pourrais préparer un gâteau pour l’anniversaire de Léa ? »

Au début, j’étais ravie. Les rires des enfants dans la maison, les petits bras autour de mon cou… Je retrouvais la douceur d’une époque révolue. Mais peu à peu, la fatigue s’est installée. Les nuits blanches quand Paul fait des cauchemars, les allers-retours à l’école sous la pluie, les repas à préparer en urgence…

Un soir, alors que je raccompagnais Léa chez elle, Camille m’a lancé :

— Tu sais maman, c’est normal que tu nous aides. Toutes les mamies font ça maintenant !

J’ai souri, mais au fond de moi, j’ai senti une pointe d’amertume. Est-ce vraiment normal ? Est-ce normal d’effacer ses propres envies pour répondre à celles des autres ?

Jean-Pierre commence à s’agacer lui aussi. Il voulait partir quelques jours en Bretagne au printemps.

— Tu ne peux pas dire non une fois ? On a le droit de penser à nous aussi !

Je n’ai pas su quoi répondre. J’aime mes petits-enfants plus que tout. Mais j’aime aussi mon mari. Et j’aimerais retrouver un peu de temps pour moi.

Un matin, alors que je déposais Paul à la maternelle, j’ai croisé Madame Dubois, une voisine du quartier.

— Vous aussi, Françoise ? On dirait qu’on est toutes dans le même bateau… Ma fille compte sur moi pour tout !

Nous avons ri ensemble, mais c’était un rire amer. Dans le bus du retour, j’ai observé les autres femmes de mon âge : certaines traînaient des poussettes, d’autres portaient des sacs de courses remplis de goûters et de compotes. Où étaient passées nos vies ?

Un dimanche après-midi, alors que je préparais un gratin pour toute la famille, Camille est arrivée en retard et fatiguée.

— Maman, tu ne peux pas savoir comme c’est difficile au travail en ce moment… Heureusement que tu es là.

J’ai posé la cuillère en bois et je l’ai regardée droit dans les yeux.

— Et toi, tu ne peux pas savoir comme c’est difficile d’être toujours là pour tout le monde.

Elle a eu un mouvement de recul.

— Tu veux dire que ça t’embête ?

J’ai senti les larmes monter.

— Non… enfin si… Je t’aime Camille. J’aime mes petits-enfants. Mais parfois j’aimerais juste… souffler un peu.

Un silence gênant s’est installé entre nous. Thomas est entré dans la cuisine et a brisé la tension en réclamant du jus d’orange.

Ce soir-là, Jean-Pierre m’a prise dans ses bras.

— Il faut que tu leur dises ce que tu ressens vraiment.

Mais comment dire non à sa propre fille ? Comment expliquer qu’on se sent prisonnière d’un amour trop grand ?

Les jours ont passé. J’ai continué à rendre service. Mais chaque fois que je disais « oui », une petite voix en moi murmurait « et toi alors ? »

Un mercredi matin, alors que je peignais enfin sur mon balcon — un paysage du Morbihan — Camille a appelé encore une fois.

— Maman, Paul a de la fièvre… Tu pourrais passer chez le médecin avec lui ?

J’ai regardé mes pinceaux trempés dans l’eau colorée. J’ai hésité. Puis j’ai répondu :

— Je suis désolée Camille, aujourd’hui je ne peux pas.

Un silence stupéfait au bout du fil.

— Ah… D’accord… Je vais m’arranger alors.

J’ai raccroché et j’ai pleuré. De soulagement ou de culpabilité ? Je ne sais pas.

Le soir même, Camille est passée à la maison.

— Maman… Tu es fâchée contre moi ?

Je l’ai serrée contre moi.

— Non ma chérie. Mais j’ai besoin d’exister aussi. D’être plus qu’une grand-mère ou une maman.

Elle a baissé les yeux.

— Je ne m’en rendais pas compte… Je croyais que ça te faisait plaisir.

— Ça me fait plaisir… mais pas tout le temps. J’ai besoin de temps pour moi aussi.

Depuis ce jour-là, les choses ont changé doucement. Camille essaie de moins me solliciter. Jean-Pierre et moi avons enfin réservé notre séjour en Bretagne. Je retrouve peu à peu le goût des choses simples : lire un livre sans être interrompue, marcher dans le parc avec mon mari, peindre au soleil couchant.

Mais parfois la culpabilité revient me hanter. Suis-je égoïste de vouloir penser à moi ? Où est la limite entre l’amour et le sacrifice ?

Et vous, chers lecteurs… Jusqu’où iriez-vous par amour pour vos enfants et petits-enfants ? À quel moment faut-il apprendre à dire non pour mieux se retrouver soi-même ?