Ma sœur, mon miroir brisé : Quand la réussite devient une arme
« Camille, tu pourrais au moins essayer de faire un effort ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir, alors que je claque la porte de ma chambre. J’ai seize ans, et ce soir-là, je viens de rentrer d’un cours de théâtre imposé. Je n’ai jamais aimé monter sur scène, mais Claire, ma sœur aînée, elle, a raflé tous les premiers rôles du lycée. Et moi ? Je suis juste… moi.
Depuis toute petite, j’ai l’impression d’être un brouillon de Claire. Elle a deux ans de plus que moi, mais c’est comme si elle avait toujours eu dix ans d’avance. À la maison, tout le monde ne parle que d’elle : « Claire a eu mention très bien au bac », « Claire a été sélectionnée pour Sciences Po », « Claire a gagné le concours d’éloquence ». Même à table, mon père ne peut s’empêcher de glisser : « Tu devrais prendre exemple sur ta sœur. »
Mais ce que personne ne sait, c’est que Claire n’a jamais été mon problème principal. Non, le vrai poison dans notre famille, c’est la comparaison constante avec notre cousine Lucie. Lucie, c’est la fille parfaite de la sœur de ma mère. Elle est belle, brillante, sportive… et surtout, elle fait tout mieux que Claire. Depuis que nous sommes enfants, nos mères se livrent une guerre froide à coups de bulletins scolaires et de médailles sportives.
Un soir d’hiver, alors que je traîne dans le salon devant une émission débile, ma mère entre en trombe :
— Camille ! Tu sais que Lucie vient d’être acceptée au conservatoire ?
— Super…
— Tu pourrais t’inscrire à des cours de piano, non ? Ou au moins essayer la danse ?
Je soupire. Je sais très bien ce qu’elle veut : que je serve d’arme pour que Claire puisse surpasser Lucie. Mais moi, je n’ai jamais rien demandé. Je n’aime ni la musique ni la danse. J’aime lire dans mon coin et écrire des histoires que personne ne lit.
La pression monte d’un cran quand Claire rentre à la maison pour les vacances universitaires. Elle me regarde avec ce mélange de pitié et d’agacement qui me donne envie de hurler.
— Tu pourrais faire un effort pour maman, tu sais ?
— Un effort pour quoi ? Pour être toi ?
— Non… Pour être toi-même. Mais en mieux.
Cette phrase me transperce. Comment être moi-même quand on me demande sans cesse d’être quelqu’un d’autre ?
Les semaines passent et les activités s’enchaînent : théâtre, piano, natation… Je suis épuisée. Un soir, après un énième échec à un concours ridicule organisé par la mairie, je m’effondre dans la cuisine.
— Maman… Je n’en peux plus.
— Camille ! Tu ne comprends donc pas ? Si tu ne fais rien, tu resteras toute ta vie dans l’ombre de Claire et Lucie !
Je sens les larmes monter. Mon père détourne les yeux. Personne ne prend ma défense.
Un jour, alors que je rentre du lycée sous la pluie battante, je croise Claire sur le pas de la porte. Elle me regarde longuement.
— Tu sais… Je n’ai jamais voulu tout ça non plus.
— Quoi ?
— Être parfaite. C’est maman qui voulait qu’on soit meilleures que Lucie. Mais moi aussi j’étouffe.
Pour la première fois, je vois ma sœur autrement : fatiguée, fragile. On s’assoit sur le canapé du salon déserté.
— Tu crois qu’on pourra un jour exister pour nous-mêmes ?
— Je ne sais pas… Mais on pourrait essayer ensemble.
Ce soir-là, on décide de parler à nos parents. De leur dire qu’on veut choisir nos propres chemins. La discussion est violente ; ma mère pleure, mon père crie. Mais pour la première fois, Claire et moi sommes unies.
Les mois suivants sont difficiles. Ma mère boude, refuse parfois de me parler. Mais je continue d’écrire mes histoires en cachette et Claire s’inscrit à des ateliers photo au lieu des concours imposés.
Un an plus tard, lors d’un repas de famille chez ma tante à Lyon, Lucie annonce qu’elle arrête le conservatoire pour partir en voyage humanitaire. Ma mère blêmit ; moi je souris. Peut-être qu’on peut tous sortir du rôle qu’on nous impose.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien d’enfants en France vivent dans l’ombre des attentes familiales ? Combien se sentent prisonniers des rêves des autres ? Et vous… avez-vous déjà eu l’impression qu’on vous poussait à être quelqu’un d’autre ?