« Ma fille voulait m’envoyer dans un studio : comment ai-je pu devenir étrangère chez moi ? »

— Maman, il faut qu’on parle.

La voix de Claire résonne dans le salon, froide et décidée. Je serre ma tasse de thé, mes mains tremblent. Je sens déjà que ce qui va suivre va bouleverser mon existence.

— Tu sais que c’est difficile pour moi avec les garçons… L’appartement est trop petit, et toi, tu es seule ici dans ces trois pièces. Tu pourrais aller dans une petite chambre, un studio… On pourrait louer ici, ça nous aiderait tous.

Je la regarde, sidérée. Mon cœur bat à tout rompre. C’est donc ça ? Après quarante ans passés dans cet appartement, après avoir élevé mes deux filles ici, après avoir planté la vieille tilleul qu’on voit encore de la fenêtre… Je devrais partir ? Quitter tout ce qui fait ma vie ?

— Claire, tu veux que je parte ? Que je laisse tout ça derrière moi ?

Elle soupire, visiblement agacée.

— Ce n’est pas ça, maman. Mais tu ne comprends pas… J’élève seule deux enfants. Je n’arrive plus à joindre les deux bouts. Et toi, tu pourrais être plus près de nous, dans un endroit plus petit, plus facile à entretenir…

Je sens la colère monter en moi. Je me lève brusquement.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que je n’ai pas déjà tout perdu en perdant ton père ? Cet appartement, c’est tout ce qu’il me reste. Mes souvenirs, mes repères…

Elle baisse les yeux. Silence pesant. Je vois bien qu’elle est fatiguée, dépassée par sa vie de mère célibataire. Mais pourquoi dois-je toujours être celle qui sacrifie ?

Le soir venu, je tourne en rond dans le salon. Les photos de famille me fixent depuis les étagères. Je revois Claire enfant, riant avec sa sœur Sophie sous le tilleul. Je me souviens des Noëls passés ici, des anniversaires, des disputes et des réconciliations. Tout est là, entre ces murs.

Mais depuis la mort de Paul, tout a changé. Les filles viennent moins souvent. Les voisins aussi vieillissent ou déménagent. Parfois, je me sens comme une ombre dans cet appartement trop grand pour moi.

Le lendemain matin, Sophie m’appelle.

— Maman, Claire m’a parlé de son idée… Tu sais que tu n’es pas obligée d’accepter.

Sa voix douce me réconforte un instant.

— Je ne veux pas être un poids pour vous…

— Tu n’es pas un poids. Et puis, cet appartement est à toi. C’est ton choix.

Mais est-ce vraiment mon choix ? Ou bien suis-je condamnée à céder devant la pression ? Je sens la culpabilité me ronger. Claire a tant sacrifié pour ses enfants… Mais moi aussi, j’ai tout donné pour cette famille.

Les jours passent. Claire insiste. Elle me montre des annonces de studios près de chez elle à Villeurbanne.

— Ce serait plus simple pour tout le monde…

Je commence à douter. Peut-être a-t-elle raison ? Peut-être que je m’accroche à des souvenirs qui ne reviendront jamais ? Mais chaque fois que je ferme les yeux, je revois Paul sur le balcon, le rire des filles dans le couloir…

Un soir, alors que je range une vieille boîte à chaussures pleine de lettres et de photos jaunies, je tombe sur une lettre de Paul. Il y parle de notre « refuge », ce mot qu’il utilisait pour désigner notre appartement.

« Quoi qu’il arrive, ce sera toujours chez nous. »

Je fonds en larmes. Comment expliquer à Claire que ce lieu n’est pas qu’un toit ? Que c’est ma mémoire vivante ?

Le dimanche suivant, Claire débarque avec ses fils. Ils courent partout, renversent un vase sans faire exprès.

— Tu vois bien que ce n’est plus adapté… soupire-t-elle.

Je sens la distance entre nous grandir. Elle ne comprend pas ma douleur. Moi, je ne comprends pas sa détresse financière.

Un soir d’orage, alors que la pluie martèle les vitres, j’ouvre la fenêtre et respire l’odeur du tilleul mouillé. J’imagine ma vie ailleurs, dans une chambre impersonnelle… Je me sens étrangère à cette idée.

Quelques jours plus tard, j’invite Claire et Sophie à dîner.

— J’ai réfléchi… Je comprends ta situation, Claire. Mais je ne peux pas partir d’ici maintenant. Cet appartement est tout ce qu’il me reste de votre père et de notre famille. Peut-être qu’un jour je serai prête… mais pas encore.

Claire se met à pleurer silencieusement.

— Je suis désolée maman… Je voulais juste t’aider aussi…

Sophie prend sa main.

— On va trouver une solution ensemble.

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, je me sens moins seule face à mes choix. Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : jusqu’où doit-on aller pour aider ses enfants sans se perdre soi-même ? Est-ce égoïste de vouloir garder son chez-soi quand tout le monde attend qu’on s’efface ?