Ma fille veut vendre sa part : vais-je finir à la rue ?
— Tu ne comprends pas, maman, j’ai besoin de cet argent !
La voix de Camille résonne dans le salon, tranchante, presque étrangère. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Depuis que j’ai partagé l’appartement entre mes deux enfants, je vis avec cette angoisse sourde, mais jamais je n’aurais cru entendre un jour ma propre fille me parler ainsi.
— Et moi, Camille ? Où veux-tu que j’aille ?
Mon fils, Julien, assis en face d’elle, détourne les yeux. Il n’ose pas intervenir. Depuis la mort de leur père, il s’est replié sur lui-même, laissant à Camille toute la place pour s’exprimer. Mais aujourd’hui, c’est trop. Je sens que quelque chose va se briser.
L’appartement, je l’ai hérité de mes parents. Un trois-pièces modeste à Nantes, dans ce quartier où j’ai vu grandir mes enfants. J’ai voulu être juste : partager équitablement, leur donner à chacun une moitié. Je croyais bien faire. Mais je n’avais pas prévu que Camille, pressée par ses dettes et son compagnon insistant, voudrait vendre sa part.
— Tu pourrais aller chez Julien ! lance-t-elle soudain, comme si c’était la solution la plus simple du monde.
Julien sursaute.
— Attends, tu plaisantes ? Maman a toujours vécu ici ! Et puis mon studio fait à peine 25 mètres carrés…
Camille hausse les épaules, agacée.
— Ce n’est pas mon problème. J’ai besoin de cet argent pour repartir à zéro avec Thomas. On veut acheter une maison à Angers. Tu comprends ?
Je ferme les yeux. Je revois Camille enfant, courant dans le couloir, riant aux éclats. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Les jours passent et l’ambiance devient irrespirable. Camille fait venir un agent immobilier. Il visite l’appartement, prend des photos sans même me saluer. Je me sens invisible dans ma propre maison.
Un soir, alors que je prépare le dîner, Julien me rejoint dans la cuisine.
— Maman… Tu sais que tu peux venir chez moi si jamais…
Sa voix est douce mais inquiète. Je vois bien qu’il n’a pas les moyens de m’accueillir. Il travaille en intérim, peine à joindre les deux bouts.
— Merci mon chéri… Mais ce n’est pas à toi de porter tout ça.
Je passe des nuits blanches à tourner en rond dans le salon. Et si les nouveaux propriétaires me mettaient dehors ? J’ai 68 ans, où irais-je ? Une amie m’a parlé d’un foyer pour personnes âgées mais rien que d’y penser, j’ai envie de pleurer.
Un matin, je surprends une conversation entre Camille et Thomas au téléphone :
— Elle ne veut pas partir… Oui, je sais… Mais c’est chez moi aussi maintenant !
Je sens la colère monter. Chez elle ? Et moi alors ?
Je décide d’en parler à ma voisine, Madame Lefèvre. Elle a toujours un mot réconfortant.
— Françoise, tu as le droit d’habiter ici jusqu’à ta mort si tu veux ! Même si ta fille vend sa part, l’acheteur devra respecter ton droit d’usage. C’est la loi !
Un soulagement m’envahit mais il est de courte durée. La famille est brisée. Julien ne parle plus à Camille. Les repas de famille sont devenus impossibles.
Un dimanche pluvieux, Camille débarque sans prévenir.
— Maman… Je suis désolée pour tout ça… Mais je ne peux pas faire autrement.
Je la regarde longtemps sans rien dire. Elle a les yeux rouges, elle aussi souffre.
— Tu sais ce que ça fait de voir ses enfants se déchirer à cause d’un appartement ?
Elle baisse la tête.
— Je voulais juste t’aider… Je croyais bien faire…
Je repense à mes parents qui m’ont transmis ce toit avec tant d’amour et de sacrifices. Aujourd’hui, il est devenu le symbole de notre malheur.
Quelques semaines plus tard, Camille vend finalement sa part à un investisseur parisien qui ne compte pas habiter ici tout de suite. J’ai gagné du temps mais à quel prix ? Julien ne vient plus me voir. Camille ne donne plus de nouvelles.
Je me retrouve seule dans ce grand appartement silencieux, entourée des souvenirs d’une famille éclatée par l’argent et la peur du lendemain.
Est-ce cela, vieillir en France aujourd’hui ? Offrir tout ce qu’on a et finir seule ? Ai-je vraiment bien fait en voulant être juste ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?