Les mots de ma fille résonnent : « Vous profitez, et nous, on s’enfonce dans les dettes » – La retraite est-elle un droit personnel ou une affaire de famille ?
« Maman, tu te rends compte que pendant que vous partez en croisière, nous, on ne sait même pas comment on va payer le loyer ce mois-ci ? »
La voix de Camille, ma fille unique, tremblait à travers le combiné. J’étais assise à la table de la cuisine, le soleil du matin filtrant à travers les rideaux fleuris, une tasse de café tiède entre les mains. Mon mari, Gérard, lisait le journal à côté de moi, inconscient du séisme qui venait de secouer mon cœur.
Je n’ai pas su quoi répondre. Les mots sont restés coincés dans ma gorge, lourds comme des pierres. Depuis six mois, Gérard et moi étions enfin à la retraite. Après quarante ans à courir entre mon poste d’infirmière à l’hôpital de Tours et la maison, à élever Camille seule la plupart du temps parce que Gérard travaillait sur les chantiers à travers la France, j’avais rêvé de ce moment. Nous avions économisé sou à sou pour pouvoir voyager un peu, profiter du temps qui nous restait ensemble.
Mais cette phrase… « Vous profitez, et nous, on s’enfonce dans les dettes. »
Je n’avais pas vu venir la colère de Camille. Elle avait toujours été indépendante, fière même. Elle avait fait des études de droit à Poitiers, s’était installée avec son compagnon Julien à Angers. Ils avaient deux enfants adorables, mes petits-enfants chéris. Mais depuis quelques années, tout semblait plus difficile pour eux : le coût de la vie, les loyers qui grimpent, les emplois précaires. Je savais qu’ils avaient du mal, mais jamais elle ne m’avait parlé ainsi.
Le soir même, j’ai tenté d’en parler à Gérard.
— Tu crois qu’on est égoïstes ? ai-je murmuré.
Il a levé les yeux de son journal, surpris.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Camille… Elle m’a dit qu’on profitait alors qu’eux…
Il a soupiré longuement.
— On a trimé toute notre vie pour en arriver là. On ne va pas culpabiliser parce qu’on veut vivre un peu !
Mais je n’arrivais pas à me sortir les mots de Camille de la tête. Toute la nuit, j’ai repensé à ses difficultés : les factures impayées, les courses faites au rabais, les vêtements des enfants récupérés chez Emmaüs. Et moi, je venais de réserver une croisière sur la Seine…
Le lendemain, j’ai appelé Camille pour lui proposer de venir déjeuner le dimanche suivant. Elle est arrivée avec Julien et les enfants. L’ambiance était tendue. Les petits jouaient dans le salon pendant que nous mettions la table.
— Tu sais, maman, a-t-elle lâché soudainement, je ne voulais pas être dure au téléphone… Mais parfois j’ai l’impression que tu ne comprends pas ce qu’on vit.
J’ai senti mes yeux s’embuer.
— Je comprends que ce n’est pas facile pour vous… Mais tu sais bien que papa et moi n’avons jamais roulé sur l’or non plus.
Julien a pris la parole :
— On ne vous demande pas de tout payer pour nous… Mais c’est dur de voir que vous pouvez partir en voyage alors qu’on doit compter chaque centime.
Un silence gênant s’est installé. J’ai regardé Gérard, qui fixait son assiette sans rien dire.
— Tu crois qu’on devrait annuler la croisière ? ai-je demandé timidement.
Camille a secoué la tête.
— Non… Ce n’est pas ça que je veux. J’aimerais juste… un peu plus d’aide parfois. Ou au moins que vous compreniez notre galère.
Après leur départ, Gérard était furieux.
— On leur a déjà payé leur permis, aidé pour l’apport du premier appartement ! On ne va pas sacrifier notre retraite maintenant !
Mais moi… Je me sentais coupable. J’ai repensé à ma propre mère qui avait tout donné pour ses enfants jusqu’à son dernier souffle. Avais-je le droit de penser à moi ?
Les jours suivants ont été lourds. Je n’arrivais plus à me réjouir du voyage à venir. J’ai commencé à regarder nos comptes différemment : chaque euro dépensé pour notre plaisir me semblait volé à Camille et sa famille.
Un soir, j’ai craqué et je suis allée voir mon amie Françoise au café du coin.
— Tu sais, m’a-t-elle dit en posant sa main sur la mienne, nos enfants vivent dans un autre monde que nous. Mais si tu t’oublies complètement pour eux, tu ne leur rends pas service non plus.
Ses mots m’ont fait réfléchir. Où était la limite entre solidarité familiale et sacrifice de soi ?
La veille du départ en croisière, j’ai appelé Camille.
— Ma chérie… Je voulais te dire que je t’aime et que je suis là si tu as besoin d’aide. Mais j’ai aussi besoin de vivre un peu pour moi maintenant… Est-ce que tu comprends ?
Elle a pleuré au téléphone. Moi aussi.
— Je comprends maman… Je suis désolée d’avoir été dure. J’avais juste besoin que tu entendes ma détresse.
Nous avons raccroché apaisées mais changées. La croisière n’a pas eu le même goût que prévu : j’y ai pensé tout le temps. Mais j’ai aussi compris que ma retraite était un équilibre fragile entre mes besoins et ceux de ma famille.
Aujourd’hui encore je me demande : ai-je le droit d’être heureuse si mes enfants souffrent ? Où commence l’égoïsme et où finit le devoir parental ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?