L’énigme des cœurs dépareillés : Chronique d’un amour contrarié à Lyon

— Tu ne comprends donc rien, Nathan ?! hurla ma sœur Camille en claquant la porte de la cuisine.

Je restai figé, la tasse de café tremblant dans ma main. Encore une dispute, encore ce même reproche : « Tu es trop gentil, trop sérieux, tu fais fuir les femmes ! » Mais comment pouvait-on me reprocher d’être attentionné ? J’avais grandi dans un petit appartement du quartier de la Croix-Rousse, élevé par une mère infirmière qui m’avait appris le respect et l’écoute. Mon père, lui, avait disparu avant mes dix ans, laissant derrière lui un silence pesant et des dettes que maman avait remboursées sou par sou.

À trente-deux ans, j’étais chef de rayon dans une grande librairie du centre-ville. J’aimais mon métier, le contact avec les clients, les discussions sur Camus ou Modiano. Mais le soir, en rentrant chez moi, c’était le vide. Je voyais mes amis se marier, avoir des enfants, alors que moi… Je n’arrivais même pas à décrocher un deuxième rendez-vous.

Un soir d’automne, alors que la pluie battait les pavés de la place Bellecour, j’ai croisé Élise. Elle riait aux éclats avec un type en blouson de cuir, cigarette au bec, qui roulait des mécaniques devant elle. Elle était belle, Élise, avec ses cheveux châtains en bataille et ses yeux pétillants. Je la connaissais du lycée ; elle avait toujours ce don pour attirer la lumière. Je me suis approché timidement :

— Salut Élise…

Elle s’est retournée, surprise puis souriante :

— Nathan ! Ça alors ! Tu es toujours à Lyon ?

Nous avons parlé quelques minutes. Son compagnon, Hugo, m’a lancé un regard narquois avant de l’entraîner vers un bar bruyant. Je suis resté seul sous la pluie, le cœur serré. Pourquoi choisissait-elle un type comme lui ?

Cette question me hantait. J’en ai parlé à ma mère lors d’un dîner dominical.

— Tu sais, mon fils, certaines femmes cherchent l’aventure, le frisson… Toi, tu offres la sécurité. Peut-être qu’elles n’en veulent pas tout de suite.

Mais moi, je voulais croire qu’on pouvait aimer sans avoir à souffrir.

Les semaines passèrent. J’observais autour de moi : Lucie, ma collègue douce et brillante, sortait avec un musicien fauché qui oubliait ses anniversaires ; Julie, mon amie d’enfance, pardonnait sans cesse les écarts de son copain volage. Et moi ? Je ramenais des croissants à mes collègues le matin, j’écoutais leurs peines de cœur… mais personne ne s’intéressait à la mienne.

Un soir, après une énième soirée solitaire devant Netflix, j’ai décidé d’aller voir Monsieur Morel. Il tenait une petite librairie ancienne sur les quais de Saône et passait pour un sage du quartier.

— Nathan, tu cherches des réponses là où il n’y en a pas toujours… L’amour n’est pas rationnel. Parfois, on est attiré par ce qui nous échappe ou nous bouscule.

— Mais pourquoi moi je reste seul ? Pourquoi les femmes bien choisissent-elles des hommes qui ne les respectent pas ?

Il a souri tristement :

— Peut-être parce que tu cherches à plaire plutôt qu’à vivre pour toi-même. On ne tombe pas amoureux d’une image parfaite… mais d’une faille, d’un mystère.

Ses mots m’ont poursuivi toute la nuit. Avais-je passé ma vie à vouloir être irréprochable ? À cacher mes propres failles ?

Quelques jours plus tard, Élise est revenue à la librairie. Elle avait les yeux rougis.

— Hugo m’a quittée… Il a rencontré quelqu’un d’autre.

Je l’ai invitée à boire un café. Nous avons parlé longtemps. Elle m’a confié ses doutes, ses blessures d’enfance — un père absent, une mère trop exigeante.

— Je crois que je choisis toujours des hommes qui me font mal parce que j’ai peur de m’ennuyer…

Je lui ai pris la main.

— Tu mérites mieux qu’un amour bancal.

Elle a souri faiblement.

Nous avons commencé à nous voir plus souvent. Petit à petit, une complicité est née. Mais au fond de moi subsistait une peur : étais-je son pansement ou son choix véritable ?

Un soir d’hiver, alors que nous marchions sur les quais illuminés par les décorations de Noël, elle s’est arrêtée net.

— Nathan… Je t’aime bien mais… je crois que je ne suis pas prête pour quelqu’un comme toi. Tu es trop stable pour moi.

J’ai senti mon cœur se briser en silence. J’ai voulu crier que j’étais plus qu’un « gentil garçon », que moi aussi j’avais mes tempêtes intérieures. Mais aucun mot n’est sorti.

De retour chez moi, j’ai repensé à toutes ces années passées à attendre qu’on me voie vraiment. À force de vouloir être parfait, avais-je oublié d’être vivant ?

Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi tant de gens fuient-ils ceux qui leur veulent du bien ? Est-ce la peur de se confronter à soi-même dans le regard de l’autre ? Ou bien sommes-nous tous condamnés à aimer ce qui nous échappe ?

Et vous… avez-vous déjà aimé quelqu’un qui ne vous voyait pas vraiment ?