Le silence entre nous : Histoire d’une mère de Provence

« Camille, réponds-moi, s’il te plaît… » Ma voix tremblait dans le combiné, mais encore une fois, seule la tonalité me répondait. Depuis des semaines, ma fille ne donnait plus signe de vie. Elle, qui m’appelait chaque dimanche matin pour me raconter ses petits bonheurs et ses soucis, s’était tue. Depuis qu’elle avait épousé Julien et quitté Aix-en-Provence pour ce village reculé du Luberon, je la sentais s’éloigner, comme une barque qui dérive lentement hors de portée.

Ce matin-là, incapable de supporter ce silence plus longtemps, j’ai pris la voiture à l’aube. Les champs de lavande défilaient, mais je ne voyais rien, aveuglée par l’inquiétude. Arrivée devant la maison de Camille, j’ai frappé, le cœur battant. Personne. J’ai insisté, cognant plus fort. Enfin, la porte s’est entrouverte. Camille, pâle, les yeux cernés, m’a regardée comme si elle voyait un fantôme.

— Maman… qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis venue te voir. Tu ne réponds plus à mes appels, Camille. Tu me fais peur.

Elle a baissé les yeux, murmurant qu’elle était fatiguée, que tout allait bien. Mais je n’ai pas cru un mot. Son visage portait les traces d’un chagrin profond, et sa voix tremblait. J’ai insisté pour entrer. La maison était sombre, silencieuse, presque froide malgré la chaleur de juin.

— Où est Julien ?

— Il travaille… à la ferme.

Un malaise s’est installé. Je sentais qu’elle me cachait quelque chose. J’ai voulu la prendre dans mes bras, mais elle a reculé, comme si mon amour pouvait la brûler.

— Camille, regarde-moi. Dis-moi ce qui se passe.

Elle a secoué la tête, les larmes aux yeux. J’ai senti la colère monter en moi :

— Tu n’es pas seule, tu entends ? Je suis ta mère !

Elle a éclaté en sanglots, s’est effondrée sur le canapé. Les mots sont sortis d’elle comme une rivière trop longtemps contenue :

— Il… il n’est plus le même, maman. Il crie, il casse tout… Parfois il me fait peur. Je ne sais plus quoi faire.

J’ai senti mon cœur se briser. Ma petite Camille, si forte, si joyeuse… Prisonnière d’un homme que j’avais cru bon. J’ai voulu appeler la police, mais elle m’a suppliée :

— Non ! S’il apprend que tu es venue… Je t’en prie, maman.

Le soir même, Julien est rentré. Grand, massif, il a salué à peine, son regard dur comme la pierre. J’ai vu la peur dans les yeux de ma fille. Pendant le dîner, le silence était lourd, coupant. Il a critiqué la soupe, a jeté sa serviette sur la table. Camille s’est excusée d’une voix minuscule.

Après son départ pour le village, j’ai pris la main de Camille :

— Tu ne peux pas rester ici. Viens à la maison.

Elle a refusé, murmurant qu’elle avait honte, qu’elle ne voulait pas que les voisins parlent. Ici, tout le monde se connaît, les secrets sont lourds à porter.

Les jours suivants, j’ai tenté de la convaincre, de lui rappeler qu’elle avait le droit d’être heureuse. Mais elle restait enfermée dans sa peur et sa culpabilité. J’ai parlé à mon mari, Pierre, qui voulait aller parler à Julien. Mais je savais que cela ne ferait qu’empirer les choses.

Un soir, alors que je préparais le dîner dans la cuisine de Camille, j’ai entendu des cris. Julien venait de rentrer plus tôt que prévu. Il hurlait après Camille pour une broutille. Mon sang n’a fait qu’un tour :

— Ça suffit ! Tu n’as pas le droit de lui parler comme ça !

Il m’a regardée avec mépris :

— Ce qui se passe ici ne te regarde pas.

J’ai senti la peur me glacer le dos, mais je n’ai pas reculé.

— Si, ça me regarde. C’est ma fille.

Il a quitté la pièce en claquant la porte. Camille s’est effondrée dans mes bras.

Cette nuit-là, nous avons parlé longtemps. Elle m’a avoué qu’elle avait peur de partir, peur de ce que les gens diraient, peur de ne pas y arriver seule. Je lui ai promis que je serais là, quoi qu’il arrive.

Le lendemain matin, nous avons fait nos valises en silence. Quand Julien est rentré et a vu les sacs dans l’entrée, il a compris. Il a crié, supplié, menacé. Mais cette fois, Camille n’a pas cédé. Nous sommes parties sans nous retourner.

De retour à Aix, la vie n’a pas été simple. Les cauchemars de Camille, les regards des voisins, les démarches pour le divorce… Mais peu à peu, elle a retrouvé des couleurs. Nous avons ri à nouveau, pleuré aussi. J’ai compris que l’amour maternel ne suffit pas toujours à protéger ceux qu’on aime du malheur. Mais il peut leur donner la force de se relever.

Aujourd’hui encore, je me demande : aurais-je pu voir les signes plus tôt ? Aurais-je pu sauver ma fille de cette souffrance ? Et vous, jusqu’où iriez-vous pour protéger ceux que vous aimez ?