Le Silence de Mon Fils : Chronique d’une Belle-Mère Incomprise

— Tu ne comprends donc pas que tu n’es pas la bienvenue ici ?

La voix de Camille résonne dans le combiné, froide comme une porte de prison. Je serre le téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Mon cœur bat à tout rompre. Je voudrais répondre, mais les mots restent coincés dans ma gorge. De l’autre côté, j’entends Julien, mon fils, mon unique enfant, murmurer quelque chose d’inaudible. Il ne me défend pas. Il ne dit rien.

Je raccroche sans un mot. Les murs de mon petit appartement à Tours semblent se rapprocher, m’étouffer. J’ai soixante ans aujourd’hui. Soixante ans et je me sens plus seule que jamais. Je me laisse tomber sur le canapé, les larmes brouillant ma vue. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Julien était tout pour moi. Après la mort de son père, il n’avait que moi. J’ai tout sacrifié pour lui : mes soirées, mes rêves, mes amours. Je l’ai élevé seule, jonglant entre mon poste de secrétaire à la mairie et les devoirs du soir. Nous étions un duo inséparable, soudés par la douleur et la tendresse. Mais aujourd’hui, il m’échappe, happé par une autre femme qui me regarde comme une intruse.

Je revois encore la première fois où il m’a présenté Camille. Elle portait un chemisier blanc impeccable et un sourire crispé. « Enchantée, Madame Martin », avait-elle dit, en évitant soigneusement mon regard. J’avais senti tout de suite qu’elle ne voulait pas de moi dans leur vie. Mais j’ai fait des efforts : j’ai invité Camille à déjeuner, j’ai proposé mon aide pour leur déménagement à Nantes, j’ai même gardé leur chat pendant leurs vacances en Provence. Rien n’y a fait.

Les mois ont passé et les invitations se sont faites plus rares. Julien ne venait plus le dimanche pour déjeuner. Il ne m’appelait que pour les anniversaires ou les fêtes. J’ai essayé de me convaincre que c’était normal, qu’il avait sa vie maintenant. Mais chaque silence était une gifle.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres, j’ai reçu un message de Julien : « Camille trouve que tu es trop présente. On a besoin d’espace. » J’ai relu ces mots des dizaines de fois, le cœur serré. Trop présente ? Moi qui me sentais déjà si loin…

J’ai tenté d’en parler à ma sœur, Hélène, mais elle a haussé les épaules : « C’est comme ça maintenant, les jeunes veulent leur indépendance. » Mais ce n’est pas seulement une question d’indépendance. C’est un rejet pur et simple.

La semaine dernière, j’ai croisé Camille au marché des Halles. Elle m’a à peine saluée, puis elle a lancé à voix basse : « Si tu continues à t’immiscer dans notre vie, tu ne verras plus Julien du tout. » J’ai senti mon sang se glacer. Je n’ai rien répondu. Que pouvais-je dire ?

Aujourd’hui encore, je repense à cette menace pendant que je range les photos de famille dans une boîte en carton. Sur l’une d’elles, Julien a cinq ans et me serre dans ses bras devant le sapin de Noël. Son sourire éclaire toute la pièce. Où est passé ce petit garçon ?

Je me demande si j’ai trop donné, trop aimé. Peut-être ai-je étouffé Julien sans m’en rendre compte ? Peut-être aurais-je dû refaire ma vie après la mort de son père, penser un peu à moi ? Mais comment fait-on quand on n’a qu’un seul enfant ?

Le téléphone sonne soudainement. Mon cœur s’emballe : est-ce Julien ? Non, c’est Hélène.

— Tu devrais sortir un peu, Lucie. Viens dîner ce soir.

Mais je n’ai pas envie de sortir. Je n’ai envie de rien. Je voudrais juste comprendre ce que j’ai fait de mal.

Le lendemain matin, je décide d’écrire une lettre à Julien. Pas un mail, non : une vraie lettre, avec mon écriture tremblante sur du papier à lettres bleu pâle.

« Mon cher Julien,
Je t’écris parce que je n’arrive plus à te parler sans pleurer. Je veux juste te dire que je t’aime et que je n’ai jamais voulu te faire du mal ni te prendre quoi que ce soit. Je comprends que tu aies ta vie avec Camille et je respecte cela. Mais je voudrais que tu saches que ma porte sera toujours ouverte pour toi… »

Je relis la lettre plusieurs fois avant de la poster. Peut-être qu’il comprendra enfin ce que je ressens.

Les jours passent sans réponse. Je vais au parc lire sur un banc, je fais semblant d’écouter les conversations des autres mamies qui parlent de leurs petits-enfants avec fierté et insouciance.

Un samedi matin, alors que je fais la queue à la boulangerie, j’entends deux femmes discuter derrière moi :

— Ma belle-mère veut toujours tout contrôler…
— Ah oui ? La mienne ne s’occupe jamais de nous !

Je souris tristement : quoi qu’on fasse, on est toujours la mauvaise belle-mère de quelqu’un.

Le soir même, le téléphone sonne enfin.

— Maman ?

La voix de Julien est hésitante.

— Oui ?

— J’ai reçu ta lettre… Je ne savais pas que tu te sentais comme ça.

Un silence gênant s’installe.

— Camille pense que tu veux nous séparer…

— Et toi ? Tu le penses aussi ?

Il hésite longtemps avant de répondre :

— Non… Mais c’est compliqué entre vous deux.

Je retiens mes larmes.

— Je veux juste être ta mère… Pas une ennemie.

Il promet de passer me voir bientôt. Mais je sens bien que rien ne sera plus jamais comme avant.

Ce soir-là, je regarde par la fenêtre les lumières de la ville qui s’allument une à une et je me demande : Est-ce qu’on peut aimer trop fort ? Est-ce qu’être mère d’un fils unique condamne forcément à la solitude ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?