Le silence après la fête : quand les apparences ne suffisent plus
« Merci, mes chéries, vous avez été parfaites ce soir. » La voix de ma belle-mère résonne encore dans la cuisine, alors que la fête vient à peine de s’achever. Je regarde Élodie, ma belle-sœur, qui ajuste distraitement une mèche de ses cheveux lisses devant le miroir du couloir. Nos regards se croisent dans la glace, mais aucun sourire ne vient adoucir nos traits.
La table du salon est encore couverte de restes de gâteau et de verres à moitié vides. Les rires des invités s’éloignent dans la nuit parisienne, laissant place à un silence pesant. Je sens le parfum entêtant d’Élodie se mêler à celui de mon propre vernis à ongles, fraîchement posé pour l’occasion. Nous sommes censées être les deux belles-filles idéales : élégantes, impeccables, toujours prêtes à complimenter la maîtresse de maison sur sa décoration ou sa tarte aux pommes.
Mais ce soir, quelque chose a craqué. Peut-être était-ce le regard insistant de mon mari, Thomas, qui n’a pas dit un mot pendant tout le dîner. Ou bien la remarque acide de son frère, Julien, sur notre « passion commune pour les salons de beauté ». Je me suis sentie soudainement transparente, réduite à une caricature de femme superficielle.
« Tu as vu comment ta mère nous remercie comme si on avait fait quelque chose d’extraordinaire ? » souffle Élodie en rangeant les assiettes. Sa voix tremble légèrement, trahissant une colère contenue.
Je hausse les épaules. « C’est toujours pareil. On est là pour faire joli sur la photo de famille. »
Elle s’arrête, me fixe. « Tu ne t’en lasses pas ? De tout ça ? »
Je détourne les yeux. Bien sûr que je m’en lasse. Mais comment le dire sans briser l’équilibre fragile qui tient cette famille debout ? Depuis mon mariage avec Thomas, j’ai appris à sourire aux bonnes personnes, à éviter les sujets qui fâchent, à m’habiller comme il faut pour ne pas détonner lors des repas du dimanche.
Élodie et moi n’avons jamais été proches. On nous compare sans cesse : mêmes ongles impeccables, mêmes sacs griffés, mêmes conversations sur les tendances du moment. Mais derrière cette façade, je sens qu’elle aussi étouffe.
« Tu sais ce que j’aurais aimé faire ce soir ? » murmure-t-elle soudain. « Prendre le métro et aller danser toute seule sur les quais de Seine. Juste… être moi. Pas la belle-fille parfaite. »
Je souris tristement. « Moi aussi. »
Un bruit de pas dans le couloir nous fait sursauter. Ma belle-mère entre, radieuse malgré la fatigue. « Vraiment, mes filles, vous êtes formidables. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous ! »
Je sens Élodie se raidir à côté de moi. Je réponds machinalement : « C’est normal, Françoise. On est ravies d’aider. »
Mais au fond de moi, je bouillonne. Pourquoi personne ne voit-il que ce rôle nous pèse ? Pourquoi doit-on toujours se conformer à une image qui ne nous ressemble pas ?
Après son départ, Élodie éclate : « Tu crois qu’elle se rend compte qu’on n’a rien en commun avec elle ? Qu’on fait juste semblant ? »
Je soupire. « Je crois qu’elle s’en fiche tant qu’on joue notre rôle. »
Le silence retombe. Je repense à ma vie avant Thomas : mes études d’histoire de l’art à Lyon, mes rêves d’ouvrir une galerie… Tout cela semble si loin maintenant. Ici, dans cet appartement bourgeois du 16e arrondissement, je suis devenue une autre personne.
« Tu regrettes ? » demande Élodie doucement.
Je prends une grande inspiration. « Parfois. Mais je me dis que c’est pareil pour toi… »
Elle acquiesce. « Julien ne comprend pas pourquoi je veux reprendre mon travail à l’hôpital. Pour lui, c’est inutile : il gagne assez pour deux… Mais moi, j’étouffe ici ! »
Je sens une boule se former dans ma gorge. « Thomas m’a dit la même chose quand j’ai parlé de reprendre mes études… Il a ri en disant que je n’aurais plus le temps pour mes manucures ! »
Nous rions nerveusement toutes les deux, mais nos yeux brillent d’amertume.
La porte du salon s’ouvre brusquement : Thomas et Julien entrent, visiblement agacés.
« Vous comptez rester là toute la nuit ? On aimerait rentrer… » lance Julien.
Élodie serre les dents mais ne répond rien. Je me lève en silence et attrape mon manteau.
Dans l’ascenseur, le malaise est palpable. Thomas me glisse à l’oreille : « Tu pourrais faire un effort pour t’entendre avec Élodie… Ça ferait plaisir à maman. »
Je ravale mes larmes et regarde mon reflet dans la vitre sombre : qui suis-je devenue ? Une femme qui s’efface pour ne pas déranger ? Une épouse modèle qui n’a plus le droit de rêver ?
Dehors, la pluie commence à tomber sur Paris. Je sens le froid me traverser jusqu’aux os.
En rentrant chez moi ce soir-là, je me suis assise devant la fenêtre et j’ai regardé les lumières de la ville s’éteindre une à une. J’ai pensé à toutes ces femmes qui jouent un rôle pour faire plaisir aux autres, qui sacrifient leurs envies sur l’autel des convenances familiales.
Est-ce cela, être adulte ? Accepter de se perdre pour préserver la paix ? Ou bien faut-il avoir le courage de dire non, même si cela signifie briser l’image parfaite que les autres attendent de nous ?
Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour ne pas décevoir votre famille ?