Le Frigo de la Discorde : Quand offrir devient un champ de bataille familial
— Tu crois vraiment qu’elle a besoin d’un nouveau frigo ?
La voix de Julien résonne dans la cuisine, sèche, presque agacée. Je serre la poignée du vieux frigo qui grince, témoin silencieux de nos disputes d’enfants et de nos goûters volés. Maman fête ses soixante ans demain, et ce frigo, avec sa porte qui ne ferme plus et son moteur qui tousse, me semble le symbole parfait de tout ce qu’on aurait dû changer depuis longtemps.
— Tu l’as vu, non ? Il fuit, il fait un bruit d’enfer… Et puis, c’est son anniversaire ! On pourrait lui faire ce plaisir, ensemble.
Julien hausse les épaules. Il sort son téléphone, pianote sans me regarder. Depuis qu’il a décroché son CDI à Paris, il se croit au-dessus de tout. Moi, je suis restée à Lyon, prof de lettres dans un collège de banlieue, pas vraiment la réussite familiale dont il aime se vanter devant les cousins.
— Je sais pas, Camille. J’ai d’autres trucs à payer en ce moment. Et puis, elle s’en fout du frigo. Elle veut juste qu’on soit là.
Je sens la colère monter. Toujours la même rengaine : il n’a jamais d’argent pour la famille, mais il s’offre des week-ends à Biarritz avec sa copine Chloé et poste des stories de restaurants étoilés. Je prends une grande inspiration.
— On partage, Julien. Je peux avancer si tu veux, mais tu me rembourses ?
Il lève enfin les yeux vers moi, un sourire narquois aux lèvres.
— T’es sérieuse ? Tu veux que je te rembourse pour un frigo ? T’as pas l’impression d’exagérer ?
Je sens mes joues chauffer. Maman entre dans la cuisine à ce moment-là, essuie ses mains sur son tablier fleuri. Elle sent la tension, elle la sent toujours.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je force un sourire.
— Rien, Maman. On parlait juste du dîner.
Mais elle n’est pas dupe. Elle pose une main sur mon épaule, une autre sur celle de Julien. Ce geste qui nous a toujours réunis, enfant, quand on se chamaillait pour une place devant la télé ou le dernier yaourt au chocolat.
Le soir venu, je rentre chez moi, le cœur lourd. J’appelle mon amie Sophie.
— Il ne changera jamais… Il pense qu’à lui !
Sophie soupire à l’autre bout du fil.
— Tu sais comment sont les frères… Mais tu vas faire quoi ?
Je regarde mon compte en banque. Je pourrais acheter le frigo seule, mais ce n’est pas ça le problème. Ce que je voulais, c’était qu’on fasse quelque chose ensemble pour Maman. Qu’on soit une famille, pour une fois.
Le lendemain matin, j’arrive chez Darty avant l’ouverture. Je choisis un modèle simple mais solide. Le vendeur me félicite pour « ce beau geste ». Je souris tristement.
À midi, je reçois un message de Julien : « Finalement j’ai pas le temps de passer ce soir. Dis-lui bon anniv’ de ma part. »
Je relis le texto dix fois. Ma gorge se serre. Je me revois petite fille, main dans la main avec Julien sur le chemin de l’école. Quand est-ce qu’on s’est perdus ?
Le soir venu, j’installe le nouveau frigo dans la cuisine avec Papa. Maman est émue aux larmes.
— Oh Camille… C’est trop ! Fallait pas…
Elle me serre fort contre elle. Papa sourit en coin :
— Il était temps ! Celui-là allait finir par exploser…
On rit tous les trois. Mais il manque quelqu’un.
Plus tard dans la soirée, alors que Maman souffle ses bougies entourée des voisins et de quelques amis proches, je m’éclipse sur le balcon. Le téléphone vibre : une photo de Julien et Chloé à un concert à Paris.
Je tape un message : « Tu aurais pu venir… »
Pas de réponse.
La fête se termine. Maman range les restes du gâteau dans le nouveau frigo. Elle me regarde avec tendresse.
— Tu sais… Ce n’est pas grave si ton frère n’était pas là. Ce qui compte, c’est que tu sois là, toi.
Mais je sens bien qu’elle ment un peu pour me rassurer.
Quelques jours plus tard, Julien m’appelle enfin.
— Bon alors, elle était contente ?
Sa voix est légère, presque indifférente.
— Oui… Mais tu sais Julien, c’était pas juste pour le frigo. C’était pour nous trois. Pour montrer à Maman qu’on est encore une famille.
Il soupire.
— Camille… Arrête avec tes histoires de famille parfaite. Chacun sa vie maintenant.
Je raccroche sans répondre. Les larmes me montent aux yeux. Je repense à tous ces anniversaires où on riait ensemble autour du gâteau au chocolat maison de Maman.
Ce soir-là, je reste longtemps assise dans ma cuisine à fixer mon propre frigo. Je me demande si c’est ça grandir : accepter que ceux qu’on aime prennent des chemins différents et ne regardent plus jamais en arrière.
Est-ce que c’est moi qui suis trop attachée au passé ? Ou bien est-ce qu’on devrait tous faire plus d’efforts pour ne pas laisser la famille se fissurer comme une porte de frigo trop usée ?