Le Fil Tendu des Mensonges de Ma Fille

— Tu rentres à quelle heure ce soir, Camille ?

Le silence me répond. Je suis dans la cuisine, les mains tremblantes sur la table en formica. J’entends la porte claquer à l’étage. Depuis des mois, chaque soir ressemble à une bataille silencieuse. Je me souviens encore de la petite fille qui courait dans le salon, riant aux éclats, me serrant fort dans ses bras. Où est-elle passée ?

Camille a seize ans maintenant. Depuis l’entrée au lycée du Parc, tout a changé. Les premiers mensonges étaient presque attendrissants : un devoir oublié, une sortie improvisée avec Chloé ou Thomas. Mais très vite, les excuses sont devenues plus sombres, les regards fuyants, les messages effacés sur son téléphone. J’ai voulu croire que c’était passager, que l’adolescence était un mauvais moment à passer.

Un soir de novembre, tout a basculé. Il était 23h et Camille n’était toujours pas rentrée. J’ai appelé tous ses amis, sans réponse. J’ai fini par la retrouver devant la gare Part-Dieu, assise sur un banc, les yeux rougis. Elle m’a lancé :

— Arrête de me fliquer ! T’as pas confiance en moi ou quoi ?

J’ai senti mon cœur se briser. Je voulais la protéger, mais elle ne voyait que l’emprisonnement. Ce soir-là, j’ai compris que quelque chose m’échappait.

Les semaines suivantes ont été un enchaînement de disputes et de silences. Camille rentrait de plus en plus tard, prétextant des révisions chez des amis. Un jour, j’ai trouvé dans sa chambre un paquet de cigarettes et une bouteille de vodka vide. J’ai hurlé :

— Tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu veux finir comme ton père ?

Elle m’a regardée avec un mélange de haine et de tristesse :

— Tu ne sais rien de moi !

C’est vrai. Je ne savais plus rien d’elle. J’ai tenté d’en parler à ma sœur, Claire, mais elle m’a répondu :

— Lâche-lui un peu la bride, Hélène. Tu étais pareille à son âge.

Mais non, je n’étais pas pareille. Ou alors j’ai oublié. Peut-être que la peur me rend aveugle.

Un matin, le proviseur du lycée m’a appelée :

— Madame Martin, Camille a été prise en train de tricher au bac blanc. Nous devons en parler.

J’ai eu honte. Honte d’elle, honte de moi. J’ai pleuré dans la voiture sur le parking du lycée, incapable d’affronter son regard.

À la maison, Camille s’est enfermée dans sa chambre. Je l’entendais sangloter derrière la porte.

— Camille, ouvre-moi… S’il te plaît…

Rien. Juste le silence.

J’ai commencé à fouiller dans ses affaires. Je sais que ce n’est pas bien, mais je voulais comprendre. J’ai trouvé des messages sur son ordinateur : « Je peux plus supporter ma mère », « Elle me fait péter les plombs », « J’aimerais disparaître ». Mon sang s’est glacé.

J’ai réalisé que je n’étais pas seulement victime de ses mensonges ; j’étais aussi responsable de cette distance qui s’était installée entre nous.

Un dimanche matin, j’ai décidé d’aller marcher avec elle sur les quais du Rhône. Au début, elle traînait les pieds.

— Pourquoi tu veux qu’on parle ? Tu vas encore me faire la morale ?

— Non… Je veux juste comprendre ce qui ne va pas.

Elle a haussé les épaules.

— Tout va mal… T’es jamais là… Tu bosses tout le temps… Et quand t’es là, tu cries ou tu fouilles dans mes affaires.

Je me suis sentie minuscule.

— Je fais ce que je peux… Depuis que ton père est parti…

Elle a éclaté en sanglots.

— Justement ! Il est parti à cause de toi !

La gifle verbale m’a coupée net. Je n’avais jamais entendu ça. J’ai voulu répondre mais aucun mot n’est sorti.

Les jours suivants ont été un calvaire. Je me suis remise en question : ai-je trop protégé Camille ? Ou pas assez ? Est-ce la société qui rend nos enfants si durs ? Les réseaux sociaux ? Le manque de dialogue ?

Un soir, alors que je préparais le dîner, Camille est venue s’asseoir en face de moi.

— Maman… Je suis désolée pour tout ce que je t’ai dit… Je t’en veux mais… j’ai peur aussi…

J’ai posé ma main sur la sienne.

— Moi aussi j’ai peur… Peur de te perdre… Peur de mal faire…

Nous avons pleuré ensemble pour la première fois depuis des années.

Depuis ce jour-là, rien n’est vraiment réglé. Les mensonges n’ont pas disparu du jour au lendemain. Mais j’essaie d’écouter plus et de juger moins. On va voir une psychologue familiale une fois par semaine. Parfois Camille rechute ; parfois moi aussi.

Mais je me demande : combien d’autres familles vivent ce même enfer silencieux ? Combien de mères se sentent impuissantes face à leurs enfants qui leur échappent ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui s’est brisé ?