Le Cri de Camille : Quand la Voix d’une Fille Sauve sa Mère

— Maman, pourquoi cet homme te regarde comme ça ?

La voix de Camille résonne dans l’entrée froide de l’immeuble, alors que je serre mon sac contre moi. Je sens la sueur perler dans mon dos, malgré le froid de ce matin de février à Montreuil. L’agent immobilier, Monsieur Lefèvre, me sourit d’un air que je croyais rassurant, mais le regard de Camille me trouble. Elle n’a que huit ans, mais ses yeux voient tout, percent les masques que je m’efforce de porter depuis le départ de son père.

Je me penche vers elle, tentant de la rassurer :
— Ce n’est rien, ma chérie. On va bientôt avoir notre chez-nous, tu te rends compte ?

Mais elle ne me lâche pas du regard. Ses petits doigts s’agrippent à ma manche. Je sens son inquiétude, et soudain, la mienne grandit. Depuis des mois, je me bats contre les agences, les dossiers refusés, les visites interminables. Ce deux-pièces, c’est l’espoir d’une vie meilleure, loin du studio humide où nous partageons un lit.

Monsieur Lefèvre nous fait visiter l’appartement. Les murs sont fraîchement repeints, mais une odeur d’humidité persiste. Je fais semblant de ne pas la sentir. Je veux croire que tout ira bien. Il me parle vite, me presse :
— Madame Martin, il y a déjà deux autres dossiers. Si vous voulez être sûre, il faut faire le virement aujourd’hui.

Je hoche la tête, le cœur battant. Je pense à mes économies, à ces années de privations, aux anniversaires sans cadeaux, aux vêtements achetés en friperie. Je pense à Camille, à son sourire quand je lui ai dit qu’on aurait enfin une chambre chacune.

Mais Camille tire sur ma manche, plus fort cette fois. Elle chuchote :
— Maman, il ment. Je le sens.

Je la regarde, déstabilisée. Je voudrais la gronder, lui dire de ne pas interrompre les adultes, mais quelque chose dans sa voix me glace. Je balbutie :
— Pourquoi tu dis ça ?

Elle baisse les yeux, gênée :
— Il a dit à la dame d’avant qu’il n’y avait pas d’autres dossiers. Je l’ai entendu dans l’escalier.

Je me tourne vers Monsieur Lefèvre, qui évite mon regard. Un doute s’insinue en moi. Je repense à la fuite d’eau dans la salle de bains, à la serrure qui coince, aux voisins qui semblaient éviter de croiser notre regard. Je me souviens de la voisine du dessus, Madame Dupuis, qui m’a glissé à l’oreille : « Faites attention, ici, les murs ont des oreilles… et des secrets. »

Je sens la panique monter. Et si tout cela n’était qu’une arnaque ? Si je perdais tout ?

Je bredouille :
— Je… je dois réfléchir. Je vous rappelle cet après-midi.

Monsieur Lefèvre se crispe, son sourire disparaît. Il insiste :
— Vous savez, madame, les occasions comme celle-ci ne se présentent pas deux fois.

Je prends la main de Camille et nous sortons précipitamment. Dans la rue, je m’effondre sur un banc. Camille me serre fort. Je sens mes larmes couler, mélange de honte et de soulagement. J’ai failli tout perdre. J’ai failli ne pas écouter ma fille.

Le soir même, je fais des recherches sur internet. Je découvre des dizaines de témoignages sur Monsieur Lefèvre. Des familles ruinées, des promesses non tenues, des appartements insalubres. Je tremble en lisant ces histoires qui auraient pu être la mienne.

Le lendemain, j’appelle la mairie. On me conseille de porter plainte. Je me sens minuscule face à l’ampleur de la fraude, mais je décide de ne pas me taire. Pour Camille. Pour toutes les autres.

Les semaines passent. Je continue les visites, plus méfiante, plus forte aussi. Camille ne me quitte plus d’une semelle. Un soir, alors que je désespère, elle me dit :
— Maman, on n’a pas besoin d’un grand appartement pour être heureuses. On a juste besoin d’être ensemble.

Ses mots me frappent en plein cœur. Je réalise que j’ai voulu compenser l’absence de son père, la précarité, par des murs neufs et des promesses de confort. Mais ce qui compte, c’est elle, c’est nous.

Finalement, grâce à l’aide d’une assistante sociale, nous trouvons un petit deux-pièces dans une résidence HLM. Ce n’est pas le rêve, mais c’est propre, lumineux, et surtout, honnête. Le jour où nous emménageons, Camille saute sur le lit en riant. Je la regarde, émue, et je me promets de toujours écouter sa voix, même quand elle me dérange.

Parfois, la nuit, je repense à ce matin-là. À ce cri silencieux de ma fille qui m’a sauvée. Je me demande combien d’autres mères, combien d’autres familles tombent dans ces pièges par désespoir ou par fatigue.

Et vous, auriez-vous eu la force d’écouter votre enfant ? Ou auriez-vous préféré croire aux belles promesses ?