Le choix impossible : Entre famille et justice

— Guillaume, tu pourrais venir m’aider ce week-end ? J’ai vraiment besoin de finir l’isolation avant l’hiver…

La voix de ma belle-mère, Françoise, résonne dans mon téléphone. Je regarde Camille, ma femme, qui évite mon regard. Je sens déjà la tension monter dans mon ventre. Depuis qu’elle a donné son appartement à son fils aîné, Jérôme, Françoise vit dans un petit chalet à la campagne, à trente kilomètres de chez nous. Elle a tout sacrifié pour lui, et aujourd’hui, elle attend de moi que je l’aide à rendre son nouveau « chez-elle » habitable.

Je raccroche sans répondre clairement. Camille soupire.

— Tu sais bien qu’elle n’a personne d’autre… Jérôme ne vient jamais.

Je serre les dents. Jérôme, le fils préféré, a reçu l’appartement familial à Paris sans lever le petit doigt. Il ne vient jamais voir sa mère, trop occupé par son travail d’avocat. Et moi ? Je suis le gendre, celui sur qui on compte pour réparer les erreurs des autres.

Le samedi matin, je me retrouve sur la route, ma fille endormie à l’arrière de la voiture. Camille est silencieuse. Arrivés devant le chalet, Françoise nous accueille avec un sourire fatigué.

— Merci d’être venus… Je ne sais pas ce que je ferais sans vous.

Je me mets au travail : laine de verre, plaques de plâtre, visseuse… Mes mains s’activent mais mon esprit bouillonne. Pourquoi est-ce toujours à moi de réparer ce que Jérôme a brisé ? Pourquoi Françoise ne demande-t-elle jamais rien à sa propre fille ?

À midi, autour d’un repas simple, la conversation dérape.

— Tu sais, Guillaume, Jérôme a beaucoup de responsabilités… Il ne peut pas tout faire.

Je pose ma fourchette.

— Et moi ? J’ai aussi une famille, un travail. Pourquoi c’est toujours moi qui dois venir ?

Un silence glacial s’installe. Camille baisse les yeux. Françoise se lève brusquement et sort fumer une cigarette sur la terrasse.

Le soir venu, alors que je termine la dernière cloison, Camille me rejoint dans la pièce froide.

— Je sais que c’est injuste… Mais c’est ma mère. Elle n’a plus rien.

— Elle a choisi de tout donner à Jérôme ! Et maintenant elle attend qu’on la sauve ?

Camille éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras mais je sens que quelque chose s’est brisé entre nous. Je repense à mon propre père, qui m’a toujours dit : « On ne doit rien à personne, sauf à ceux qui nous aiment vraiment. »

Les semaines passent. Françoise m’appelle de plus en plus souvent pour des petits travaux : changer une ampoule, réparer une fuite… Jérôme n’apparaît jamais. Un dimanche soir, alors que je rentre épuisé chez moi, ma fille me demande :

— Papa, pourquoi tu aides Mamie si souvent ?

Je n’ai pas de réponse simple. Parce que c’est ce qu’on attend de moi ? Parce que je n’ose pas dire non ? Ou parce que j’espère qu’un jour quelqu’un fera pareil pour moi ?

Un soir d’hiver, tout explose. Jérôme débarque chez Françoise pour Noël. Il arrive les mains vides et repart après le dessert. Françoise pleure dans la cuisine.

— Il ne m’aime plus…

Je sens une colère sourde monter en moi.

— Tu lui as tout donné ! Et tu attends encore quelque chose de lui ?

Françoise me regarde comme si je venais de la gifler.

— Tu ne peux pas comprendre… C’est mon fils.

Je quitte la pièce sans un mot. Sur le chemin du retour, Camille me dit :

— Peut-être qu’on devrait arrêter d’aider… Laisser Jérôme prendre ses responsabilités.

Mais je sais qu’elle n’en est pas capable. Pas plus que moi.

Aujourd’hui encore, je continue d’aller réparer ce qui casse chez Françoise. Mais chaque fois que je prends la route pour son chalet, je me demande : jusqu’où doit-on aller par loyauté familiale ? À quel moment faut-il dire stop pour se protéger soi-même ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce égoïste de vouloir penser à soi avant tout ?