Le cadenas du frigo : Jusqu’où faut-il aller pour sauver son couple ?

— Tu n’as pas vu la tarte aux pommes ?

La question a fusé, sèche, alors que je refermais la porte du frigo avec un claquement sourd. Julien, affalé sur le canapé, a levé les yeux vers moi, l’air faussement innocent. Il avait encore des miettes au coin des lèvres. J’ai senti mon cœur battre plus fort, une colère froide me traverser.

— Euh… Je crois que je l’ai mangée hier soir, a-t-il murmuré, évitant mon regard.

C’était la troisième fois ce mois-ci. La troisième fois que je rentrais du travail, fatiguée, rêvant de ce petit plaisir que je m’étais réservé, pour découvrir qu’il avait disparu. Je me suis assise en face de lui, les bras croisés.

— Tu te rends compte que tu ne laisses jamais rien ? Même pas une bouchée ?

Il a haussé les épaules, gêné. — J’avais faim…

Ce n’était pas qu’une histoire de tarte. C’était la raclette de la semaine dernière, le fromage que j’avais acheté pour mon déjeuner, les yaourts à la vanille que j’adorais. À chaque fois, il se justifiait : « Je n’ai pas fait exprès », « Je croyais que tu n’en voulais plus », « Je rachèterai ». Mais il ne rachetait jamais.

Je me suis levée brusquement. — Tu sais quoi ? Je vais acheter un cadenas pour le frigo. Comme ça, au moins, je pourrai manger ce que j’achète.

Il a éclaté de rire. — Tu plaisantes ? On n’est pas à l’école !

Mais je ne plaisantais pas. Ce soir-là, j’ai tapé « cadenas pour frigo » sur mon téléphone. Les résultats étaient nombreux. Apparemment, je n’étais pas la seule à vivre ce genre de situation. Mais en France, qui mettrait un cadenas sur son frigo ? Qu’est-ce que ça dirait de notre couple ?

Le lendemain matin, j’ai raconté ma mésaventure à ma collègue Sophie à la pause café.

— Franchement Camille, tu devrais lui parler sérieusement. Ce n’est pas normal qu’il ne respecte pas tes affaires.

Mais parler… On en avait déjà parlé. Mille fois. Toujours les mêmes excuses, les mêmes promesses non tenues.

Le soir venu, j’ai trouvé Julien dans la cuisine, en train d’ouvrir un paquet de biscuits. J’ai pris une grande inspiration.

— Julien, il faut qu’on parle.

Il a soupiré. — Encore pour le frigo ?

— Oui ! Parce que ce n’est pas juste une question de nourriture. C’est une question de respect. J’ai l’impression que tu ne prends jamais en compte mes besoins ou mes envies.

Il a posé le paquet sur la table. — Tu exagères… C’est juste de la bouffe.

— Non ! Ce n’est pas « juste de la bouffe ». C’est ce que ça représente : le fait que tu ne penses pas à moi, que tu prends sans demander. J’ai l’impression d’être invisible.

Il est resté silencieux un moment. Puis il a murmuré : — Je suis désolé… Je ne m’en rends même pas compte parfois.

J’ai senti les larmes monter. Ce n’était pas seulement la frustration de ne pas avoir ma part de tarte. C’était tout ce qui s’accumulait depuis des mois : les chaussettes sales traînant dans le salon, les promesses oubliées, les petites attentions qui disparaissaient peu à peu.

— Tu sais ce qui me fait peur ? ai-je avoué d’une voix tremblante. C’est de finir par ne plus rien attendre de toi. De devoir tout contrôler, tout verrouiller… même le frigo.

Il s’est approché et m’a pris la main.

— Je vais faire attention… Vraiment. Je ne veux pas que tu te sentes comme ça.

Mais au fond de moi, je doutais. Les habitudes ont la vie dure. Et puis, pourquoi devrais-je toujours être celle qui rappelle les règles ?

Quelques jours plus tard, alors que je rentrais plus tôt du travail, j’ai surpris Julien en train de fouiller dans le placard à gâteaux. Il s’est figé en me voyant.

— Je cherchais juste quelque chose à grignoter…

J’ai éclaté : — Tu ne peux pas attendre qu’on mange ensemble ? Tu ne peux pas juste… partager ?

Il s’est énervé à son tour : — Mais tu veux tout contrôler ! Même ce qu’on mange !

On s’est disputés longtemps ce soir-là. Les mots ont fusé : « égoïste », « maniaque », « immature »… Jusqu’à ce que je claque la porte et parte marcher dans la nuit froide de Paris.

En traversant les rues éclairées par les réverbères, j’ai repensé à mes parents. Ma mère cachait toujours le chocolat dans sa chambre pour éviter que mon père ne le mange tout d’un coup. Est-ce que c’était ça, la vie à deux ? Des cachettes et des cadenas ?

Quand je suis rentrée, Julien dormait déjà. J’ai ouvert le frigo machinalement : il restait une part de flan avec un post-it dessus : « Pour Camille ». J’ai souri malgré moi.

Le lendemain matin, il m’a proposé d’aller faire les courses ensemble et de choisir chacun nos petits plaisirs à mettre dans le frigo.

— On pourrait même faire une étagère chacun si tu veux…

C’était un début. Mais au fond de moi, je savais qu’il faudrait plus qu’une étagère ou un cadenas pour régler nos problèmes.

Ce soir-là, en regardant Julien préparer le dîner avec application, j’ai repensé à tout ce qui nous liait et à tout ce qui nous séparait parfois.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans apprendre à partager ? Ou bien faut-il parfois accepter d’installer un cadenas sur son cœur pour se protéger ? Qu’en pensez-vous ?