Le berceau vide : quand l’amour vacille face à l’imprévu
« Tu n’as rien préparé ? » Ma voix tremble, oscillant entre la fatigue et la colère. Je serre Adèle contre moi, sentant son souffle chaud sur ma poitrine. L’ascenseur vient de me recracher dans notre couloir, et déjà, l’odeur de renfermé me saute au visage. J’avance, trébuche sur une pile de linge sale. Le salon est un champ de bataille : des assiettes empilées, des canettes vides, des papiers froissés. Aucun berceau, pas de couches, pas même une boîte de lait infantile en vue.
Paul arrive, essoufflé, les cheveux en bataille. « Je… Je comptais m’en occuper aujourd’hui », balbutie-t-il. Il évite mon regard, se gratte nerveusement la nuque. Je sens la colère monter, une vague brûlante qui me submerge. « Aujourd’hui ? Paul, on sort de la maternité ! Tu savais depuis des mois que ce jour arriverait ! »
Il baisse les yeux. Un silence pesant s’installe, seulement troublé par les petits bruits d’Adèle qui s’agite dans mes bras. Je me sens trahie, abandonnée. Toute la grossesse, j’ai cru qu’on était deux dans cette aventure. Mais là, face à ce désordre, je me sens seule, terriblement seule.
Je pose Adèle sur le canapé – le seul endroit vaguement propre – et fouille frénétiquement dans les sacs que j’ai ramenés de la maternité. Quelques couches, un body trop petit, un biberon stérilisé à la va-vite. Je retiens mes larmes. « Comment tu as pu ne rien préparer ? »
Paul s’approche timidement. « J’ai eu beaucoup de boulot… Et puis je pensais que… »
« Que quoi ? Que tout allait se faire tout seul ? Que c’était à moi de tout gérer ? »
Il ne répond pas. Je le vois lutter avec ses propres démons, mais à cet instant, je n’ai aucune empathie à offrir. J’ai mal partout, je suis épuisée, et je dois encore improviser un nid pour notre fille.
La nuit tombe sur Paris. Les klaxons résonnent au loin. Je m’active comme un automate : je lave une vieille bassine pour faire office de baignoire, j’improvise un lit avec des serviettes roulées dans un tiroir vide. Paul tente maladroitement d’aider, mais chaque geste me crispe davantage.
Vers minuit, alors qu’Adèle pleure sans discontinuer et que je n’ai plus la force de me lever, Paul s’assoit à côté de moi. « Je suis désolé », murmure-t-il. Sa voix est sincère, mais je sens qu’il ne comprend pas l’ampleur du problème.
« Tu ne réalises pas ce que ça veut dire d’être parent », je souffle. « Ce n’est pas juste donner un prénom ou poster une photo sur Instagram. C’est être là, anticiper, prendre soin… »
Il hoche la tête, les yeux brillants d’humidité. « J’ai peur », avoue-t-il soudain. « Peur de ne pas être à la hauteur. Alors j’ai repoussé… »
Je reste silencieuse. Moi aussi j’ai peur. Mais je n’ai pas eu le luxe de repousser quoi que ce soit.
Les jours suivants sont un enchaînement de disputes étouffées et de gestes maladroits. Ma mère passe nous voir ; elle fronce les sourcils en découvrant l’état de l’appartement mais ne dit rien. Elle m’aide à laver Adèle, prépare un peu de soupe, puis repart sur la pointe des pieds.
Je me surprends à envier mes amies dont les compagnons ont monté le berceau eux-mêmes ou décoré la chambre du bébé avec amour. Pourquoi Paul n’a-t-il pas su être ce père-là ?
Un soir, alors qu’Adèle dort enfin et que Paris s’apaise sous la pluie fine, Paul s’assoit face à moi. « Je veux changer », dit-il simplement. « Mais j’ai besoin que tu me dises comment faire. »
Je le regarde longuement. Est-ce à moi de tout expliquer ? De porter seule la charge mentale ?
« Tu dois apprendre à voir ce qui doit être fait sans qu’on te le dise », je réponds doucement mais fermement.
Il acquiesce, les lèvres serrées.
Les semaines passent. Paul fait des efforts : il apprend à changer une couche, il sort acheter des bodies en catastrophe après une nuit blanche, il s’excuse encore et encore pour son absence initiale. Mais une part de moi reste blessée.
Un dimanche matin, alors que nous promenons Adèle au parc des Buttes-Chaumont, je croise le regard d’une autre jeune maman. Elle me sourit avec compassion – ou est-ce de la pitié ? Je me demande combien d’entre nous vivent ce décalage entre attentes et réalité.
Le soir venu, alors qu’Adèle s’endort paisiblement pour la première fois depuis des semaines, je m’assois au bord du lit et laisse mes pensées dériver.
Est-ce que l’amour suffit quand on ne partage pas le même sens des responsabilités ? Peut-on vraiment pardonner une telle défaillance ? Ou bien faut-il apprendre à composer avec les faiblesses de l’autre pour avancer ensemble ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?