L’appartement de Mamie : Héritage ou fardeau ?
— Camille, tu ne peux pas me laisser ici toute seule !
La voix de Mamie résonne dans le couloir, tremblante, presque suppliante. Je serre la clé de l’appartement dans ma main, les jointures blanchies par la tension. Ce matin-là, je venais d’apprendre que j’étais l’unique héritière de son appartement à Montreuil. Un trois-pièces modeste mais baigné de lumière, où chaque recoin sent la lavande et la cire d’abeille. J’aurais dû être heureuse. Au lieu de ça, je me sens prise au piège.
— Je reviens ce soir, Mamie. Je te promets…
Mais elle ne me croit pas. Son regard se perd déjà dans le vide, comme si elle cherchait dans sa mémoire effilochée un souvenir auquel se raccrocher. Depuis quelques mois, tout s’effondre : elle oublie les prénoms, confond les jours, laisse brûler la soupe sur le feu. Et moi, je suis là, à vingt-huit ans, coincée entre mon boulot précaire à la médiathèque et cette responsabilité qui m’écrase.
Le téléphone sonne. C’est mon oncle Gérard.
— Alors, tu comptes faire quoi avec l’appartement ? Tu sais que ça vaut cher, hein ? On pourrait le vendre et placer Mamie en maison spécialisée…
Je sens la colère monter. Gérard n’a jamais levé le petit doigt pour elle. Il habite à Lyon et n’appelle que pour les anniversaires ou réclamer des comptes.
— Il n’en est pas question ! Elle veut rester chez elle. Et puis… c’est ce qu’elle m’a demandé.
Silence au bout du fil. Puis il soupire :
— Tu te sacrifies pour rien, Camille. Tu vas y laisser ta peau.
Peut-être a-t-il raison. Les jours passent, rythmés par les visites de l’infirmière, les disputes avec ma sœur Élodie — trop occupée par ses enfants pour venir aider — et les nuits blanches à guetter le moindre bruit dans la chambre d’à côté. Parfois, Mamie se lève en pleine nuit, persuadée qu’elle doit aller travailler à la mairie comme autrefois. Je la retrouve en chemisier repassé, cherchant ses chaussures dans le frigo.
Un soir, alors que je m’effondre sur le canapé, Élodie débarque sans prévenir.
— Tu ne peux pas continuer comme ça ! Tu fais tout toute seule et tu refuses qu’on t’aide autrement…
— « Aider », c’est facile à dire ! Tu n’es jamais là quand il faut !
Les mots claquent comme des gifles. On crie, on pleure. Mamie nous regarde sans comprendre, puis éclate en sanglots :
— Arrêtez… Je veux juste rentrer chez moi…
Mais elle est déjà chez elle. Ou du moins dans ce qui reste de son chez-elle.
Je me sens coupable de lui en vouloir parfois. Coupable de rêver d’une vie sans horaires imposés par ses médicaments ou ses angoisses nocturnes. Coupable aussi d’avoir hérité de cet appartement alors que d’autres membres de la famille auraient voulu leur part.
Un matin d’automne, alors que les feuilles tapissent la cour intérieure, Mamie ne me reconnaît plus.
— Vous êtes qui ?
Je ravale mes larmes et lui souris doucement :
— Je suis Camille… ta petite-fille.
Elle hoche la tête sans conviction et retourne à son tricot imaginaire. Ce jour-là, je comprends que je l’ai déjà perdue un peu.
Les semaines suivantes sont un tourbillon : démarches administratives, rendez-vous médicaux, tensions familiales qui explosent lors d’un déjeuner dominical où Gérard propose une fois de plus de vendre l’appartement.
— C’est égoïste de vouloir tout garder pour toi !
Je claque la porte et m’enfuis sur le balcon, le souffle court. Le soleil couchant embrase les toits de Montreuil. Je pense à tout ce que cet appartement représente : les Noëls passés ici, les odeurs de confiture d’abricot, les histoires racontées au coin du radiateur.
Mais aujourd’hui, ce lieu est devenu une prison dorée.
Un soir d’hiver, Mamie fait une chute dans la salle de bain. L’hôpital, les urgences, la culpabilité qui me ronge : si j’avais été plus attentive…
Le médecin me regarde avec compassion :
— Vous ne pouvez pas tout porter seule. Il faut envisager une aide extérieure… ou un établissement adapté.
Je rentre à l’appartement vide. Les murs semblent me juger. J’ouvre un tiroir et tombe sur une lettre écrite de la main tremblante de Mamie :
« Ma chère Camille,
Si tu lis ces mots, c’est que je ne suis plus tout à fait moi-même. Je t’ai confié cet appartement parce que je sais que tu sauras en prendre soin… mais surtout parce que je t’aime et que je veux que tu sois heureuse. Ne te sacrifie pas pour moi. Vis ta vie. »
Les larmes coulent sans bruit. Pour la première fois depuis des mois, je me permets d’imaginer un avenir différent : peut-être accepter l’aide d’une auxiliaire de vie, peut-être même envisager une maison médicalisée…
Le lendemain matin, j’annonce ma décision à la famille.
— Je ne vends pas l’appartement. Mais je ne peux plus tout faire seule. On va chercher une solution ensemble.
Personne ne répond tout de suite. Puis Élodie s’approche et me serre dans ses bras.
Aujourd’hui encore, je vis dans cet appartement rempli d’ombres et de souvenirs. Mamie est partie depuis quelques mois dans une résidence adaptée où elle semble apaisée. Je viens lui rendre visite chaque semaine avec des madeleines et des photos anciennes.
Parfois je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ? Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour ou par devoir ?