La maison qui ne devait pas être la nôtre : une mère entre espoir et méfiance
— Tu ne comprends pas, maman, c’est plus simple comme ça, c’est tout.
La voix de Camille tremble. Elle évite mon regard, assise à la table de la cuisine, les mains crispées sur sa tasse de thé. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une peur sourde, celle qui me serre la gorge depuis qu’elle m’a annoncé la nouvelle : Julien veut acheter la maison, mais la mettre au nom de sa mère, pas au nom de Camille. Je me retiens de crier. Je me retiens de pleurer. Je me retiens de tout casser.
— Plus simple ? Pour qui ? Pour toi ? Pour lui ? Pour sa mère ?
Je n’ai jamais aimé la façon dont Julien regarde Camille, comme si elle était fragile, comme si elle avait besoin d’être protégée de tout, même de ses propres choix. Et maintenant, alors qu’elle attend leur deuxième enfant, il lui demande de lui faire confiance, de faire confiance à sa belle-mère, à cette femme que je connais à peine et qui, chaque fois que je la croise, me jauge d’un air froid.
Camille soupire. Elle a l’air fatiguée, ses traits tirés par la grossesse et par quelque chose d’autre, une lassitude que je n’arrive pas à nommer. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que tout ira bien, mais je sens qu’un mur s’est dressé entre nous.
— Maman, je t’en prie, ne commence pas…
Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. Je fais les cent pas dans la cuisine, mon cœur bat la chamade. Je repense à mon propre mariage, à la façon dont j’ai dû me battre pour avoir ma place, pour que mon nom soit sur le bail, pour que personne ne puisse m’effacer. Est-ce que Camille sait ce que ça veut dire ? Est-ce qu’elle comprend ce qu’elle risque ?
— Tu crois vraiment que c’est normal ? Tu crois que c’est juste ?
Elle ne répond pas. Elle regarde par la fenêtre, les yeux brillants. Je sens qu’elle vacille, mais elle ne veut pas l’admettre. Elle veut croire en Julien, en leur amour, en leur avenir. Mais moi, je vois le piège se refermer.
Le soir, je raconte tout à mon mari, Bernard. Il hausse les épaules, fataliste.
— Ce n’est pas notre affaire, Françoise. Ils sont adultes. Laisse-les faire leurs choix.
Mais comment rester en retrait quand il s’agit de sa propre fille ? Comment ne pas intervenir quand on sent le danger ?
Les jours passent. Camille s’éloigne. Elle ne répond plus à mes messages. Je la croise parfois au marché, son ventre rond sous son manteau, mais elle détourne les yeux. J’ai l’impression de la perdre, de la voir glisser entre mes doigts comme du sable.
Un dimanche, je décide d’aller chez eux. Je frappe à la porte. C’est Julien qui ouvre, sourire crispé.
— Ah, bonjour Françoise. Camille se repose, elle est fatiguée.
Je force le passage. Camille est là, allongée sur le canapé, les yeux rouges. Je m’assois à côté d’elle, je prends sa main.
— Dis-moi la vérité, Camille. Tu as peur ?
Elle éclate en sanglots. Julien revient dans le salon, furieux.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux semer la zizanie dans notre couple ?
Je le regarde droit dans les yeux.
— Je veux juste que ma fille soit protégée. Que ses droits soient respectés. Que personne ne puisse la mettre à la porte si un jour…
Il me coupe, agacé.
— Il n’y aura pas de « si un jour ». On s’aime. On est une famille.
Mais je vois bien que Camille doute. Je vois bien qu’elle n’est pas rassurée. Elle serre ma main plus fort, comme une enfant perdue.
Après cette visite, tout s’accélère. Julien insiste pour signer l’acte de vente au nom de sa mère. Camille hésite, mais finit par céder, épuisée par les disputes, par la pression. Je la vois s’effacer, renoncer à ses convictions pour préserver la paix dans son couple.
Je me sens impuissante. Je me sens trahie. J’en veux à Julien, à sa mère, mais aussi à Camille, de ne pas se battre, de ne pas comprendre que ce n’est pas juste. Je me demande si j’ai raté quelque chose dans son éducation, si je lui ai transmis assez de force, assez de confiance en elle.
Le bébé naît un matin de mai. Une petite fille, Louise. Je la prends dans mes bras, je sens son cœur battre contre le mien. Je voudrais que tout soit simple, que tout soit beau, mais l’ombre de la maison plane sur nous, comme une menace silencieuse.
Quelques mois plus tard, la mère de Julien tombe malade. Julien passe de plus en plus de temps chez elle, délaissant Camille et les enfants. La maison devient un lieu de tensions, de non-dits. Camille m’appelle en pleurs un soir :
— Maman, je ne sais plus quoi faire. Je me sens étrangère chez moi. J’ai peur qu’un jour, on me demande de partir…
Je la console comme je peux, mais au fond de moi, la colère gronde. Pourquoi les femmes doivent-elles toujours se battre pour avoir leur place ? Pourquoi doit-on encore prouver qu’on mérite d’être protégées, respectées ?
Un soir d’automne, Camille prend enfin une décision. Elle veut consulter un avocat, comprendre ses droits, se battre pour ses enfants. Je suis fière d’elle, mais aussi terrifiée par ce que cela va déclencher dans la famille.
Les discussions sont houleuses. Julien crie, sa mère menace de couper les ponts. Camille tient bon, soutenue par moi, par sa sœur, par ses amies. Petit à petit, elle reprend confiance. Elle comprend qu’elle n’est pas seule.
Aujourd’hui, la maison est toujours au nom de la mère de Julien, mais Camille a obtenu des garanties, un contrat de protection pour elle et ses enfants. Leur couple est fragilisé, mais elle a retrouvé sa voix, sa force.
Je regarde mes petites-filles jouer dans le jardin, insouciantes. Je repense à tout ce que nous avons traversé, à tout ce que nous avons tu. Est-ce que j’ai bien fait d’intervenir ? Est-ce que j’ai protégé ma fille ou est-ce que je l’ai poussée à la révolte ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Jusqu’où seriez-vous allés pour protéger ceux que vous aimez ?