La maison de Mamie, ou le poids de l’héritage

« Tu ne comprends donc pas, Maman ? Je ne peux pas tout faire toute seule ! » Ma voix tremblait, résonnant dans la cuisine froide de la vieille maison de Mamie, à Saint-Aubin-sur-Loire. Le carrelage craquait sous mes pas nerveux, et dehors, la pluie martelait les volets fatigués. Au bout du fil, la voix de ma mère, Monique, restait implacable : « Claire, c’est toi qui as eu la maison. C’est normal que tu t’occupes de ta grand-mère. »

Je raccrochai, la gorge serrée. Je regardai Mamie, assise dans son fauteuil, le regard perdu dans le jardin détrempé. Elle ne parlait plus beaucoup depuis sa chute, et son silence pesait plus lourd que n’importe quel reproche. J’avais trente-huit ans, un boulot à Lyon, une fille de douze ans, et voilà que je me retrouvais coincée dans ce village où je n’avais jamais voulu revenir. Tout ça parce que Mamie m’avait légué sa maison, « pour que tu gardes la famille unie », avait-elle dit.

Mais la famille, elle était où ? Mon frère, Julien, vivait à Bordeaux et ne répondait plus à mes messages. Ma mère, elle, s’était installée à Nice avec son nouveau compagnon, et trouvait toujours une bonne raison pour ne pas monter. « Je suis trop loin, tu comprends… » Non, je ne comprenais pas. J’étais seule, avec Mamie qui ne reconnaissait plus toujours mon visage, et cette maison pleine de souvenirs et de secrets.

Le soir, après avoir couché Mamie, je m’effondrais sur le vieux canapé du salon. L’odeur de cire et de linge propre me ramenait à mon enfance, quand Mamie me préparait des tartines de confiture et me racontait des histoires de la guerre. Maintenant, c’était moi qui devais tout gérer : les médicaments, les repas, les papiers, les visites du médecin. Je n’avais plus de vie. Ma fille, Camille, me regardait avec des yeux tristes : « Maman, tu rentres quand à la maison ? »

Un soir, alors que je préparais la soupe, Mamie s’est mise à crier : « Où est Pierre ? Il va rentrer du chantier, il faut lui préparer à manger ! » Pierre, c’était mon grand-père, mort depuis vingt ans. J’ai essayé de la calmer, mais elle s’est débattue, m’a griffée au bras. J’ai pleuré, de rage et d’impuissance. J’ai appelé ma mère, encore. « Je n’en peux plus, Maman ! Il faut trouver une solution, une aide… »

Sa réponse a claqué comme une gifle : « Tu veux quoi ? La mettre en maison de retraite ? Après tout ce qu’elle a fait pour nous ? »

J’ai raccroché sans répondre. La honte me rongeait. Était-ce si égoïste de vouloir retrouver ma vie ? Était-ce trahir Mamie que d’envisager l’EHPAD ?

Les jours passaient, tous semblables. Je me suis surprise à envier mes collègues qui se plaignaient du métro ou des réunions interminables. Moi, je n’avais plus que les couches à changer et les nuits blanches à veiller Mamie qui hurlait dans son sommeil. Parfois, je criais aussi, seule dans la salle de bains, pour évacuer la colère.

Un dimanche, Julien a enfin débarqué, les bras chargés de fleurs et de chocolats. Il a embrassé Mamie, puis m’a lancé : « Tu exagères, Claire, elle n’a pas l’air si mal… » J’ai explosé :

— Tu crois que c’est facile ? Viens donc passer une semaine ici !
— Arrête de faire ta martyre, c’est toi qui as voulu la maison !

J’ai failli le gifler. Il est reparti le soir-même, prétextant un rendez-vous urgent. Je me suis sentie plus seule que jamais.

Un soir d’orage, alors que Mamie dormait enfin, j’ai fouillé dans le vieux buffet et trouvé une lettre, écrite de la main tremblante de mon grand-père. Il y parlait de sacrifices, de la peur de vieillir seul, de l’importance de la famille. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Était-ce ça, l’héritage ? Un poids qu’on se refile de génération en génération ?

J’ai fini par appeler l’assistante sociale du village. Elle est venue, a écouté mon histoire, a pris la main de Mamie. « Vous avez fait tout ce que vous pouviez, Claire. Il est peut-être temps de penser à vous aussi. »

Le jour où j’ai visité l’EHPAD de Digoin, j’ai eu l’impression de trahir Mamie. Mais quand je l’ai vue sourire à l’animatrice qui lui proposait une partie de loto, j’ai compris que je n’étais pas une mauvaise fille. Juste une femme épuisée, qui avait fait de son mieux.

Aujourd’hui, la maison est vide. Je viens y passer des week-ends avec Camille. Parfois, j’entends encore la voix de Mamie dans le couloir. Je me demande si j’ai fait le bon choix. Est-ce qu’on peut aimer sans se sacrifier ? Est-ce que l’héritage d’une famille, c’est forcément la douleur et la culpabilité ? Qu’en pensez-vous ?