Je refuse de m’éteindre dans un boulot qui me détruit
— Benjamin ! Tu peux venir m’aider, s’il te plaît ?
Silence. Juste le bourdonnement du frigo et le cliquetis de la pluie contre la fenêtre. Je pose les sacs sur la table, essoufflée, les doigts rougis par les anses en plastique. Je sens la colère monter, cette boule familière qui me serre la gorge chaque soir depuis des mois. Je me répète : « Ce n’est pas pour ça que tu t’es battue, Christine. »
Benjamin est dans le salon, affalé devant les infos, le visage fermé. Il ne lève même pas les yeux quand j’entre.
— Tu n’as pas entendu ?
Il hausse les épaules, marmonne :
— J’ai eu une journée pourrie aussi.
Je serre les dents. Moi aussi, j’ai eu une journée pourrie. Comme toutes les autres. Je travaille à la mairie de Saint-Étienne, au service administratif. Un boulot stable, « bien payé » comme dit ma mère, mais qui me vide de toute énergie. Les dossiers s’empilent, les collègues râlent, et chaque matin je me demande comment tenir jusqu’au soir.
Ce soir-là, en rangeant les courses, je me suis effondrée sur une chaise. Les larmes sont venues sans prévenir. J’ai pensé à mes rêves d’adolescente : devenir prof de lettres, écrire des romans… Mais la vie, les études trop chères, la peur de manquer… J’ai accepté ce poste « provisoire », il y a quinze ans. Provisoire devenu définitif.
Benjamin est venu s’asseoir en face de moi. Il a soupiré :
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
J’ai explosé :
— J’en peux plus ! J’étouffe dans ce boulot ! Tu comprends ça ? J’ai l’impression de mourir à petit feu !
Il a détourné le regard. Chez nous, on ne parle pas de ces choses-là. On fait ce qu’on doit faire. On ne se plaint pas.
— Tu crois que j’aime mon boulot à l’usine ? Mais on n’a pas le choix, Christine ! On a un crédit sur le dos, deux enfants…
J’ai pensé à Camille et Lucas, nos deux ados qui nous regardent déjà comme des étrangers. À quoi bon leur répéter qu’il faut suivre leurs rêves si moi-même je m’enterre vivante ?
Cette nuit-là, j’ai peu dormi. J’ai repensé à mon père, ouvrier toute sa vie, qui disait : « On n’est pas là pour être heureux au travail, on est là pour gagner sa vie. » Mais moi, je veux plus que survivre.
Le lendemain matin, j’ai croisé ma collègue Sophie à la machine à café.
— T’as l’air crevée…
— Je dors mal. Je me demande ce que je fous là.
Elle a souri tristement :
— On se le demande toutes…
Dans le bus du retour, j’ai vu mon reflet dans la vitre : cernes profondes, bouche pincée. J’ai pensé à écrire. Juste écrire pour moi. J’ai ouvert un carnet et j’ai laissé couler tout ce que je n’osais pas dire à voix haute.
Le soir venu, Benjamin m’a trouvée devant mon carnet.
— Tu fais quoi ?
— J’écris.
Il a haussé les sourcils :
— T’as pas autre chose à faire ?
J’ai senti la colère revenir.
— Non. Ce soir, non.
Il a claqué la porte du salon. Les enfants sont descendus.
— Maman… Papa est fâché ?
J’ai pris Lucas dans mes bras.
— Non mon chéri. Mais maman a besoin de changer des choses.
Les semaines ont passé. J’ai commencé à écrire chaque soir. Des histoires courtes, des souvenirs d’enfance… J’ai même envoyé un texte à un concours local. Benjamin s’est renfermé. Il disait que je devenais égoïste.
Un soir d’avril, ma mère est venue dîner. Elle a vu mon carnet sur la table.
— Tu perds ton temps avec ça… Tu as un bon travail ! Pense à ta famille.
J’ai explosé :
— Et moi alors ? Qui pense à moi ?
Elle s’est tue. Le silence pesait lourd entre nous.
Un matin, j’ai reçu un mail : mon texte avait été sélectionné pour être publié dans un recueil régional. J’ai pleuré de joie et de peur mêlées. Benjamin n’a rien dit pendant deux jours.
Puis il a lâché :
— Tu vas tout foutre en l’air pour des histoires ?
J’ai répondu calmement :
— Non. Je vais essayer d’être heureuse. C’est tout.
La tension était permanente à la maison. Les enfants évitaient nos disputes silencieuses. Un soir, Camille m’a dit :
— Maman… Tu vas partir ?
J’ai eu mal au cœur.
— Non ma chérie. Mais il faut que je change quelque chose dans ma vie.
J’ai commencé une formation à distance pour devenir professeure de français langue étrangère. Le soir, après le travail et les devoirs des enfants, je révisais mes cours en cachette.
Benjamin s’est éloigné encore plus. Il sortait avec ses collègues après l’usine, rentrait tard sans un mot.
Un dimanche matin, il a posé son bol de café avec fracas :
— T’as changé Christine. T’es plus la même.
J’ai répondu :
— Peut-être que je deviens enfin moi-même.
Il est parti chez ses parents pour la journée sans se retourner.
J’ai pleuré longtemps ce jour-là. Mais au fond de moi, une petite flamme brûlait encore plus fort.
Aujourd’hui, un an plus tard, j’enseigne le français à des adultes étrangers dans une association lyonnaise. Ce n’est pas facile tous les jours ; on vit plus modestement depuis que j’ai quitté la mairie. Benjamin et moi sommes séparés mais restons parents pour nos enfants.
Parfois je doute encore : ai-je eu raison de tout bouleverser ? Mais chaque matin en entrant dans ma classe, je sens que je respire enfin.
Est-ce égoïste de vouloir être heureuse ? Ou bien est-ce le seul vrai cadeau qu’on puisse faire à ceux qu’on aime ?