Je n’en peux plus : porter ma famille à bout de bras m’a brisée
« Tu pourrais au moins dire merci, maman ! » Ma voix tremble, résonne dans la petite cuisine où l’odeur du café froid se mêle à celle du linge humide. Maman ne me regarde même pas. Elle essuie distraitement une assiette ébréchée, les yeux perdus dans le vague. Je serre les poings. Encore une fois, je suis venue déposer des courses, payer la facture d’électricité, et tout ce que je reçois, c’est ce silence pesant, cette indifférence qui me ronge.
Je m’appelle Élodie, j’ai trente-deux ans, et je vis à Lyon. Depuis la mort de papa, il y a huit ans, je suis devenue le pilier de la famille. Ma mère ne travaille plus depuis longtemps, mon frère Lucas enchaîne les petits boulots sans lendemain, et ma sœur Camille a abandonné ses études pour s’occuper de son fils, mais elle passe plus de temps à fumer sur le balcon qu’à chercher un emploi. Je suis la seule à avoir un CDI, la seule à pouvoir payer un loyer sans trembler chaque fin de mois.
Mais à quel prix ?
Chaque matin, je me lève avec une boule au ventre. Je fais les comptes dans ma tête : mon salaire d’infirmière à l’hôpital Édouard-Herriot ne suffit plus. Il y a les factures de maman, les dettes de Lucas – encore 500 euros pour rembourser son dernier découvert –, les couches pour le petit Hugo… Et moi ? Je mange des pâtes, je porte les mêmes chaussures trouées depuis deux hivers. Je n’ai pas pris de vacances depuis cinq ans.
« Tu dramatises toujours tout », soupire Camille quand j’ose lui parler d’argent. « On n’a pas choisi d’être dans la galère. »
Mais moi non plus ! J’ai travaillé dur pour m’en sortir. J’ai fait des nuits blanches à réviser le concours d’infirmière pendant qu’ils dormaient ou sortaient avec leurs amis. J’ai accepté des gardes de nuit, des heures supplémentaires, des insultes de patients épuisés par la douleur… Tout ça pour quoi ? Pour voir ma famille s’enfoncer dans une routine de pauvreté et d’assistanat ?
Un soir de novembre, alors que la pluie martèle les vitres du salon, Lucas débarque chez moi sans prévenir. Il sent l’alcool et la cigarette froide. « J’ai besoin d’un endroit où dormir », marmonne-t-il en s’affalant sur mon canapé. Je n’ai pas la force de protester. Il reste trois semaines. Il vide mon frigo, laisse traîner ses affaires partout, ne propose jamais d’aider.
Je me sens prisonnière de leur misère et de leur mauvaise volonté. Parfois, j’ai honte de penser que j’aimerais tout envoyer valser, partir loin, couper les ponts. Mais la culpabilité me rattrape toujours : que deviendraient-ils sans moi ?
Un dimanche matin, alors que je prépare un café pour Lucas – encore endormi malgré l’heure tardive –, maman m’appelle en pleurs : « Le propriétaire menace de nous expulser si on ne paie pas le loyer ce mois-ci… » Je raccroche sans répondre. Je sens mes jambes flancher.
Je repense à mon enfance à Villeurbanne : papa qui bricolait dans le garage, maman qui chantait en préparant le dîner… On n’était pas riches mais on riait beaucoup. Aujourd’hui, tout est gris. Les disputes éclatent pour un rien. Chacun accuse l’autre d’être responsable du naufrage familial.
Un soir d’hiver, je craque. Je rentre chez maman après une garde de douze heures. Elle est assise devant la télé, un plaid sur les genoux. « Tu pourrais faire un effort pour être aimable », me lance-t-elle sans lever les yeux.
Je hurle : « Mais tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’ai envie de sacrifier ma vie pour vous voir vous apitoyer sur votre sort ? J’en peux plus ! »
Le silence tombe comme une chape de plomb. Maman pleure doucement. Je m’effondre sur le canapé, vidée.
Quelques jours plus tard, Camille débarque chez moi avec Hugo dans les bras. « On n’a plus rien à manger… » Je lui tends un billet sans un mot. Elle ne dit même pas merci.
À l’hôpital, mes collègues remarquent mon air fatigué. « Tu devrais penser à toi », me dit Amandine en déposant une main sur mon épaule. Mais comment faire ? Si je lâche prise, tout s’écroule.
Un soir, alors que je rentre chez moi sous la pluie battante, je m’arrête devant la vitrine d’une agence de voyages. Une affiche vante les plages de Corse. Je ferme les yeux et j’imagine : une semaine loin d’ici, loin des cris et des factures…
Mais la réalité me rattrape toujours.
Un samedi matin, alors que je fais la queue à la banque pour retirer de l’argent pour maman, une femme devant moi s’effondre en larmes : « Je n’arrive plus à nourrir mes enfants… » Je me sens soudain moins seule dans ma détresse.
Le soir même, j’ose enfin dire non à Lucas qui me demande encore de l’argent : « Tu dois te débrouiller maintenant. Je ne peux plus continuer comme ça. » Il me regarde avec colère puis s’en va sans un mot.
Je passe la nuit à pleurer mais au fond de moi, je sens une étrange légèreté.
Peut-on aimer sa famille sans se sacrifier entièrement ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour pour les vôtres ?