« Je ne suis pas ta nounou, je suis ta mère » – Confession d’une grand-mère française
« Tu peux venir chercher les enfants à l’école ce soir ? » La voix de Camille résonne dans mon téléphone, sèche, presque automatique. Je regarde l’horloge : il est déjà 16h15, et je n’ai même pas eu le temps de finir mon café refroidi sur la table. Mon cœur se serre. Encore une fois, je sens que je n’ai pas le droit de dire non. Je suis Françoise, 67 ans, retraitée de l’Éducation nationale, et depuis la naissance de mes petits-enfants, je suis devenue invisible.
Je me souviens du jour où tout a basculé. C’était un dimanche pluvieux à Lyon. J’avais préparé un gratin dauphinois pour toute la famille. Mon fils, Julien, est arrivé avec Camille et les enfants, Paul et Lucie. À peine installés, Camille m’a lancé : « Tu pourrais garder les petits mercredi ? J’ai une réunion importante. » J’ai souri, bien sûr. Mais à l’intérieur, j’ai senti une pointe d’amertume. Depuis quand étais-je devenue leur solution de secours ?
Les semaines ont passé et les demandes se sont multipliées. « Maman, tu pourrais passer faire les courses ? », « Françoise, Lucie a de la fièvre, tu peux rester avec elle demain ? » Je ne compte plus les fois où j’ai annulé mes propres rendez-vous médicaux ou mes sorties avec mes amies pour répondre présente. Je les aime, mes petits-enfants. Ils sont ma joie, mon soleil. Mais parfois, j’ai l’impression d’être un fantôme dans ma propre vie.
Un soir, alors que je bordais Paul dans son lit, il m’a demandé : « Mamie, pourquoi tu es toujours fatiguée ? » J’ai senti les larmes monter. Comment lui expliquer que son sourire est la seule chose qui me tient debout ? Que sa maman ne me voit plus comme une personne mais comme une nounou gratuite ?
J’ai essayé d’en parler à Julien. Un dimanche matin, alors que nous étions seuls dans la cuisine, j’ai murmuré : « Tu sais, je commence à être fatiguée… » Il a haussé les épaules : « Mais maman, tu adores les enfants ! Et puis ça te fait sortir… » J’ai compris que je n’aurais pas d’allié de ce côté-là.
Camille, elle, ne cache même plus son agacement quand j’ose poser des limites. Un jour où j’ai refusé de garder Lucie parce que j’avais un rendez-vous chez le cardiologue, elle m’a lancé : « Franchement Françoise, tu pourrais faire un effort ! On n’a personne d’autre ! » J’ai eu envie de crier : « Je ne suis pas ta nounou ! Je suis ta mère ! » Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
À la maison, le silence est pesant. Mes amies me disent : « Tu devrais dire non ! » Mais comment dire non à son propre fils ? Comment expliquer à Camille que derrière la grand-mère il y a une femme qui a besoin de repos, d’attention, de reconnaissance ?
Un soir d’hiver, j’ai craqué. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en regardant des photos de moi jeune, pleine de vie et de projets. Où est passée cette Françoise qui rêvait de voyager en Italie ? Qui adorait aller au théâtre ou danser le tango sur les quais du Rhône ?
Le lendemain, j’ai pris mon courage à deux mains. J’ai invité Camille et Julien à dîner. La tension était palpable dès le début du repas. Après le dessert, j’ai posé ma fourchette et j’ai dit :
— J’aimerais qu’on parle tous les trois.
Julien a levé les yeux au ciel. Camille a croisé les bras.
— Je vous aime tous très fort. Mais je ne peux plus continuer comme ça. Je suis fatiguée. J’ai besoin de temps pour moi aussi.
Camille a répliqué sèchement :
— Mais tu sais très bien qu’on n’a personne d’autre !
J’ai senti la colère monter.
— Ce n’est pas parce que je suis à la retraite que je n’existe plus ! J’ai donné toute ma vie pour vous. Aujourd’hui, j’aimerais qu’on me respecte.
Un silence glacial a envahi la pièce. Julien a fini par murmurer :
— On ne voulait pas te blesser…
Mais le mal était fait. Depuis ce soir-là, ils m’appellent moins souvent. Les enfants me manquent terriblement mais je respire mieux. J’ai repris la peinture et je vais au cinéma avec mon amie Monique.
Parfois je me demande : est-ce égoïste de vouloir exister pour soi-même après avoir tant donné ? Est-ce que d’autres grands-parents vivent la même chose que moi ?