J’ai tout sacrifié pour offrir un foyer à ma fille, et aujourd’hui son mari veut le vendre

— Tu ne comprends pas, maman, c’est notre vie maintenant !

La voix de Camille tremblait, oscillant entre colère et supplication. Je la regardais, debout dans le salon que j’avais repeint de mes mains, là où chaque meuble racontait une histoire de sacrifices silencieux. Mes doigts caressaient machinalement le dossier du vieux fauteuil en velours bleu, celui que j’avais acheté aux puces de Saint-Ouen le jour où j’avais signé l’acte de propriété.

Je n’ai jamais oublié ce matin-là. Camille avait cinq ans, ses boucles blondes dansaient autour de son visage alors qu’elle courait dans le jardin public de notre quartier à Nantes. J’avais pris la décision : je mettrais tout de côté pour qu’un jour elle ait un vrai chez-soi. J’ai enchaîné les heures supplémentaires à la bibliothèque municipale, les ménages chez Madame Lefèvre, les babysittings tardifs. Chaque euro économisé était une victoire contre la précarité qui avait marqué mon enfance.

Vingt ans plus tard, la maison était là : petite mais lumineuse, avec ses volets bleus et son jardin où Camille avait planté ses premiers rosiers. Quand elle a rencontré Julien, je l’ai accueilli comme un fils. Il était charmant, ambitieux, un peu trop sûr de lui peut-être. Mais je voulais croire en leur bonheur.

— Tu ne peux pas comprendre ce que c’est d’avoir des dettes, m’a lancé Julien un soir, alors que Camille pleurait dans la cuisine.

— J’ai connu pire que les dettes, ai-je répondu froidement. J’ai connu la peur de ne pas pouvoir nourrir ma fille.

Il a haussé les épaules, comme si mon passé n’avait aucune valeur. Pour lui, cette maison n’était qu’un bien immobilier parmi d’autres. Pour moi, c’était le fruit de ma vie entière.

Les disputes se sont multipliées. Camille oscillait entre fidélité à sa mère et loyauté envers son mari. Je la voyais s’éteindre peu à peu, prise au piège entre nos deux volontés. Un soir d’automne, alors que la pluie tambourinait contre les vitres, elle a craqué :

— Maman, on a besoin de cet argent. Julien a perdu son travail, et moi je n’arrive plus à payer la crèche pour Léa…

Léa, ma petite-fille adorée. Je me suis sentie coupable d’avoir jugé trop vite. Mais vendre cette maison ?

Je me suis souvenue des nuits blanches passées à calculer chaque centime, des hivers sans chauffage pour mettre de côté un peu plus. Je me suis souvenue du sourire de Camille quand elle a emménagé ici après son mariage :

— Merci maman… C’est plus qu’une maison, c’est un rêve.

Et maintenant ce rêve devait être vendu ?

J’ai tenté de discuter avec Julien.

— Tu ne vois pas que tu détruis quelque chose d’essentiel ?

— Ce qui est essentiel c’est l’avenir de Léa ! On ne peut pas vivre dans le passé éternellement !

Sa voix claquait comme un fouet. J’ai senti la colère monter en moi, mais aussi une immense tristesse. Avais-je vraiment tout fait pour rien ?

Les semaines ont passé. Camille s’est éloignée. Elle ne venait plus boire le thé le dimanche après-midi. Léa me manquait terriblement. Un matin, j’ai trouvé une lettre dans la boîte aux lettres : une offre d’achat pour la maison. Julien avait déjà pris contact avec une agence immobilière.

Je me suis effondrée sur le carrelage froid de la cuisine. J’avais l’impression qu’on m’arrachait le cœur. J’ai appelé Camille en larmes.

— Maman… je suis désolée… Je ne sais plus quoi faire…

Sa voix était brisée. J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une question d’argent ou de murs à vendre. C’était une histoire d’amour maternel qui se heurtait à la réalité cruelle de la vie moderne : chômage, précarité, loyers exorbitants à Nantes…

J’ai accepté de rencontrer l’acheteur potentiel avec eux. Dans le salon baigné de lumière, j’ai raconté l’histoire de chaque pièce : la chambre où Camille avait appris à lire, la cuisine où nous avions préparé des galettes bretonnes pour ses anniversaires… L’acheteur a souri poliment mais n’a rien compris à tout cela.

Finalement, j’ai signé les papiers. Le cœur lourd mais la tête haute. Pour Léa. Pour Camille.

Le jour du déménagement, j’ai serré ma fille dans mes bras plus fort que jamais.

— Tu as fait tout ça pour moi… Comment je pourrais te remercier ?

Je n’ai rien répondu. Les mots étaient inutiles.

Aujourd’hui je vis dans un petit appartement HLM à Rezé. Je vois moins souvent Léa et Camille ; elles sont parties s’installer près d’Angers où la vie est moins chère. Parfois je me demande si j’ai eu raison de céder… Est-ce qu’on doit tout sacrifier pour ses enfants ? Où s’arrête l’amour et où commence l’abandon de soi ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?