J’ai cru qu’un mariage à 60 ans serait un conte de fées… mais la réalité m’a brisée
« Tu vas vraiment te marier avec lui ? » La voix d’Ariana, ma fille unique, tremblait dans la cuisine, ce matin-là. Je me souviens de la lumière grise filtrant à travers les rideaux, du bol de café renversé sur la table, et de son regard blessé. J’avais soixante ans, elle trente-cinq, et je croyais que l’amour pouvait tout réparer. J’ai posé ma main sur la sienne, mais elle l’a retirée brusquement.
« Maman, tu ne le connais pas vraiment. »
Paul était entré dans ma vie comme une éclaircie après des années de solitude. Veuve depuis dix ans, j’avais élevé Ariana seule dans notre appartement de Lyon, jonglant entre mon poste de secrétaire médicale et les factures qui s’accumulaient. Quand Paul m’a invitée à danser lors d’un bal de quartier, j’ai senti renaître en moi une jeunesse oubliée. Il était veuf lui aussi, doux, cultivé, amateur de jazz et de promenades sur les quais du Rhône. Il m’a demandé en mariage après six mois. J’ai dit oui sans hésiter.
Mais Ariana n’a jamais accepté Paul. Elle disait qu’il voulait profiter de ma retraite, qu’il cachait quelque chose. Je lui en voulais de ne pas me laisser une seconde chance au bonheur. Pourtant, au fond de moi, un doute s’est insinué : avais-je été trop naïve ?
Le mariage a eu lieu dans une petite mairie du 3e arrondissement. Mes collègues étaient là, quelques amis d’enfance, mais Ariana est restée en retrait toute la cérémonie. Paul souriait, mais je sentais sa main moite dans la mienne. Après la fête, Ariana a refusé de venir dîner avec nous. Elle m’a envoyé un message sec : « Bonne chance. »
La première année fut douce-amère. Paul s’est installé chez moi. Au début, il m’apportait le petit-déjeuner au lit, me récitait des poèmes d’Aragon. Mais rapidement, il a commencé à changer : il passait des heures enfermé dans le bureau que nous avions aménagé pour lui ; il recevait des lettres qu’il cachait dans un tiroir fermé à clé ; il s’énervait pour un rien si je lui posais des questions.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de la Croix-Rousse, j’ai surpris une conversation téléphonique :
— Non, elle ne sait rien… Oui, je t’assure…
Quand il m’a vue dans l’embrasure de la porte, il a raccroché brutalement.
— C’était qui ? ai-je demandé.
— Un ami du club de lecture.
Mais son regard fuyait le mien.
Ariana venait moins souvent à la maison. Elle disait être débordée par son travail à l’hôpital Édouard-Herriot. Mais je savais qu’elle fuyait Paul. Un dimanche, elle est passée récupérer des affaires d’enfance dans la cave. Je l’ai rejointe parmi les cartons.
— Tu es heureuse ? m’a-t-elle demandé sans me regarder.
J’ai voulu répondre oui… mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
— Tu sais maman… J’ai vu Paul avec une femme à Bellecour la semaine dernière.
Mon cœur s’est serré. J’ai voulu balayer ses soupçons d’un revers de main, mais le doute était déjà là.
Les semaines suivantes ont été un supplice. Paul rentrait tard, prétextant des réunions associatives. Il devenait irritable dès que j’abordais l’argent ou nos projets communs. Un matin, j’ai découvert que mon livret d’épargne avait été vidé de moitié. Il a prétendu avoir investi dans un projet pour « notre avenir ».
J’ai confronté Paul un soir où la pluie battait contre les vitres :
— Pourquoi tu me mens ? Où est passé mon argent ?
Il a haussé le ton :
— Tu ne comprends rien ! Je fais ça pour nous !
J’ai eu peur pour la première fois depuis longtemps.
Ariana a insisté pour que je porte plainte ou au moins que je consulte un avocat. Mais j’avais honte. Honte d’avoir cru au conte de fées à mon âge. Honte d’avoir mis en péril ce qui me restait : ma dignité et ma relation avec ma fille.
Un matin d’avril, j’ai trouvé une lettre sur la table du salon :
« Nora,
Je pars quelques jours réfléchir. Je t’aime mais je ne supporte plus cette atmosphère de suspicion. Prends soin de toi.
Paul »
Il n’est jamais revenu.
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ce soir-là. Ariana est venue me serrer dans ses bras comme quand elle était petite. Nous avons parlé jusqu’à l’aube : de mes rêves brisés, de ses peurs pour moi, du vide laissé par Paul… et par mon espoir déçu.
Aujourd’hui, je vis seule dans cet appartement trop grand. Je reprends goût aux petits plaisirs : un café en terrasse place Sathonay, un livre dévoré sous la couette, un appel d’Ariana qui me fait sourire malgré tout.
Mais parfois je me demande : peut-on vraiment recommencer sa vie à tout âge ? Ou bien nos blessures finissent-elles toujours par nous rattraper ? Qu’en pensez-vous ?