J’ai cru qu’épouser à 60 ans serait un conte de fées, mais la réalité m’a brisée
« Tu vas vraiment faire ça, maman ? » La voix de Camille tremblait dans le couloir, entre la cuisine et le salon. Je serrais la poignée de la porte, mon cœur battant si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. J’avais soixante ans, et pourtant, je me sentais comme une adolescente prise en faute.
Camille, ma fille unique, était tout pour moi depuis la mort de son père, il y a vingt ans. Nous avions traversé tant d’épreuves ensemble, des années à se serrer dans notre petit appartement de Lyon, à compter les sous, à rire malgré tout. Mais aujourd’hui, je lui annonçais que j’allais épouser Gérard. Gérard, ce voisin du dessus, veuf lui aussi, qui m’avait offert des roses un soir de décembre alors que je pleurais sur mon balcon.
« Camille, je… J’ai besoin de penser à moi aussi. » Ma voix était faible. Je savais qu’elle ne comprenait pas. Depuis qu’elle avait perdu son emploi dans la librairie du quartier et qu’elle était revenue vivre chez moi, notre relation s’était tendue. Elle avait trente-cinq ans, mais dans ses yeux, je voyais encore la petite fille qui me suppliait de ne pas la laisser seule.
Le mariage s’est fait à la mairie du 7ème arrondissement, un matin pluvieux de mai. Gérard portait un costume gris trop large et moi une robe bleu marine achetée en solde chez Monoprix. Il y avait peu de monde : deux amis à lui, ma cousine Mireille et Camille, assise au fond, les bras croisés. Je n’ai jamais su si elle pleurait ou si elle bouillonnait de colère.
Les premiers mois avec Gérard furent doux. Il préparait le café le matin, m’apportait des croissants, me racontait ses souvenirs d’Algérie. Mais très vite, la réalité s’est imposée. Gérard était maniaque, il voulait tout contrôler : la disposition des meubles, les courses, même la façon dont je parlais à Camille. Il critiquait sa façon de s’habiller, ses horaires irréguliers, son manque d’ambition.
Un soir d’automne, alors que je rentrais du marché avec un panier plein de pommes et de poireaux, j’ai entendu des éclats de voix dans le salon.
— Tu n’as rien à faire ici ! criait Gérard.
— C’est chez ma mère aussi ! répliqua Camille.
Je suis restée figée sur le palier. J’ai compris que j’avais créé un monstre : deux solitudes qui s’affrontaient sous mon toit. Gérard voulait que Camille parte ; Camille refusait de quitter sa chambre d’enfant. Moi, je me sentais écartelée entre eux.
Les semaines ont passé. Gérard est devenu plus distant. Il sortait seul au café du coin, rentrait tard. Parfois il ne disait même plus bonsoir. Camille s’enfermait dans sa chambre avec son ordinateur et ses cigarettes roulées. Je faisais semblant de ne rien voir.
Un dimanche matin, alors que je préparais un gratin dauphinois pour le déjeuner, Gérard a posé sa main sur la mienne :
— Françoise, il faut que tu choisisses. Je ne peux plus vivre comme ça.
J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Choisir ? Comment choisir entre l’homme qui me promettait une nouvelle vie et l’enfant que j’avais élevée seule ?
J’ai passé la nuit à tourner en rond dans l’appartement silencieux. J’ai repensé à toutes ces années où j’avais mis mes envies de côté pour Camille. À tous ces rêves abandonnés : les voyages en Italie, les cours de peinture, les dîners entre amis… Et maintenant qu’enfin je pensais à moi, tout s’effondrait.
Le lendemain matin, Camille est venue s’asseoir à côté de moi sur le canapé.
— Maman… Je suis désolée. Je sais que tu as droit au bonheur. Mais je n’arrive pas à accepter Gérard. Il me rappelle tout ce que j’ai perdu…
Je l’ai prise dans mes bras. Nous avons pleuré ensemble longtemps.
Quelques jours plus tard, Gérard a fait ses valises. Il est parti sans un mot. J’ai regardé par la fenêtre alors qu’il descendait l’escalier avec sa vieille valise marron. J’ai eu envie de crier son nom, mais aucun son n’est sorti.
Depuis ce jour-là, l’appartement est redevenu silencieux. Camille a retrouvé un travail à mi-temps dans une petite librairie du quartier. Elle sourit un peu plus souvent. Moi, je me promène seule sur les quais du Rhône en me demandant si j’ai fait le bon choix.
Est-ce qu’on peut vraiment être heureux après soixante ans ? Est-ce qu’on a encore le droit d’aimer sans blesser ceux qu’on aime déjà ? Dites-moi… Qu’auriez-vous fait à ma place ?